• Approcher la résurgence

     

    « Pour celui qui veut embrasser d'un seul coup d'œil toute l'étendue de l'immense causse du Larzac, je ne connais pas de meilleur poste d'observation que le sommet du Saint-Guiral, à 1349 mètres d'altitude. À l'extrémité d'un rameau détaché du massif de l'Espérou, cette montagne forme comme une sentinelle avancée d'où la vue s'étend sans obstacle, à l'Ouest et au sud, sur toutes ces mornes tables calcaires. Ce belvédère est si majestueux qu'il fut de tout temps un centre d'attraction pour toutes les populations environnantes. Il y a peu d'années encore, des milliers et des milliers de personnes se rendaient là tous les ans pour assister à d'étranges cérémonies dont le caractère rituel doit être une survivance d'antiques coutumes païennes. (…)  Le Larzac constitue comme une sorte de détroit jurassique, à travers les Cévennes primitives, reliant le bassin méditerranéen à la grande mer des Causses. Vers le centre, la Vis est parvenue à creuser une étroite fissure de 3 à 400 mètres de profondeur ! Ses deux branches-mères délimitent fort nettement les tables calcaires de Campestre et de Blandas, objet principal de cette étude. Des pentes granitiques et schisteuses du Saint-Guiral se précipitent vers le sud une infinité de petits ruisseaux dont la réunion constitue les deux rivières d'Alzon et de Sauclières, qui coulent pendant quelque temps au milieu de verdoyantes prairies. Mais leur vie n'est qu'éphémère – à peine au contact des assises calcaires, les voilà qui disparaissent brusquement en des abîmes inconnus. Et c'est alors l'abomination de la désolation ! Pendant des kilomètres et des kilomètres, la gorge immense se poursuit étroite et profonde, mais dans un silence de mort. Un peu en amont de Vissec, les deux canyons du Vissec et de la Virenque confondent leurs cailloux et, bientôt après, des bouleversements dans le lit de la rivière font pressentir une importante modification dans le cours de celle-ci. Tout à coup, des entrailles du sol, une masse d'eau prodigieuse s'élève en bouillonnant et se répand en cascades écumeuses avec un bruit formidable. C'est la Foux, une des sources ou résurgences les plus pittoresques de nos causses cévenols. Désormais la vie renaît au fond de l'étroit canyon et nous verrons la rivière aux flots verdâtres dérouler ses interminables lacets entre deux énormes murailles calcaires. » (Félix Mazauric, 1910)*  

    Pour parvenir à la résurgence de la Vis décrite par le spéléogue et archéologue Félix Mazauric, il y a plusieurs chemins. Ce jour-là je pars du fond de la gorge, du hameau de Navacelles, afin de prendre le GR qui longe la Vis et la remonte. Plutôt que « verdâtre » comme la dépeint Mazauric, la rivière est bleu turquoise et on en perçoit entre les branches de la végétation les tâches scintillantes. Même en plein été, il fait frais à l’ombre des arbres. Nous marchons au milieu d’une nuée de papillons blancs. La pyrale du buis fait ici des ravages depuis quelques années. Les buissières sont mortes et le chemin qui mène aux moulins de la Foux est tout à la fois agréable en raison de la fraicheur et quelque peu sinistre. Les branches des buis sont comme calcinées, les papillons s’accrochent à nos cheveux. Au bout d’un peu plus d’une heure de marche nous arrivons à l’endroit de la résurgence. L’eau jaillit en gros bouillons sous les moulins en pierre, elle est limpide, parfaite, bleue et verte. Elle est aussi très froide. Malgré tout nous tenons à nous immerger dedans, à y descendre, mollet, fesse, ventre, poitrine, épaule.

     

    Approcher la résurgence

     

    Depuis quelques temps, le terme « résurgence » utilisé dans des contextes théoriques différents m’interpelle. Isabelle Stengers l’utilise régulièrement, notamment dans la préface qu’elle a écrite à un livre de Starhawk et qu’elle a intitulée « Magie et résurgence ».  « À cette temporalité dense, où ce qui fut éradiqué ou défini comme en voie d’éradication, revient et ouvre à l’avenir, je voudrais associer le terme de résurgence  »**, écrit-elle.

    Les mots et concepts ont tendance, quand ils sont efficaces et suffisamment plastiques, à proliférer d’un travail de recherche et d’écriture à un autre, tant et si bien qu’il est souvent difficile d’en suivre la généalogie. Et bien que ce soit tentant, je n’ai pas le temps de le faire ici. C’est d’ailleurs l’un des rôles de ce blog que d’accueillir des bribes et des fragments, des prises de notes éparses. Stengers en tout cas, dans cette préface, remonte le fil et rend visible comme à son accoutumée l’origine de l’utilisation du mot dans sa pensée : « Dans Le Champignon de la fin du monde, Anna Tsing a mis la résurgence sous le signe de ce qui revient dans les ruines, après une perturbation qui ne traduit pas forcément un projet d’éradication. C’est sur un tout autre ton que l’on dira alors “cela re-commence” ou “cela revient”. Mais on ne ne dira pas “cela continue”. Car ce qui revient ne revient pas à l’identique, mais en tant que contemporain du milieu où il a su (re)faire prise. »** La résurgence dont il va être ici question resurgit ainsi d’un livre à l’autre entre des textes et des penseurs·euses qui pensent de concert ou qui ont pris l’habitude, sur le temps long, de modifier le milieu de production d’un terme pour voir comment il réagit à diverses opérations et déplacements.

    Anna Tsing utilise donc le terme résurgence à plusieurs reprises et notamment dans son texte « A Threat to Holocene Resurgence Is a Threat to Livability » en partie traduit dans la revue Multitudes en 2008.

    Le terme résurgence (resurgence en anglais itou pour celleux qui se poseraient la question de la traduction, j’en connais) conserve aux yeux de Tsing une certaine polysémie et une force poétique,  mais elle la définit comme étant « l’œuvre de nombreux organismes qui négocient leurs différences pour forger des assemblages de viabilité multi-espèces au milieu des perturbations »***. « Résurgence » est opposé au terme de « plantation » qui décrit pour sa part « des écologies simplifiées, conçues dans l’unique but économique de créer des actifs [assets] pour de futurs investissements – et éliminer la résurgence »***.     

    La résurgence de Tsing n’est pas sans ressemblance avec les braises ravivées de Baptiste Morizot, c’est-à-dire avec les puissances régénératrices du vivant, même si pour Tsing il n’est pas tant question d’une force vitaliste toujours prompte à re-prendre que d’un assemblage multi-espèces en négociation avec les transformations du milieu. Dans les deux cas cependant il semble que quelque chose de perturbé re-parte à condition cependant, nous dit Tsing, que çela puisse repartir, que la plantation n’ait pas outrageusement simplifié le monde vivant. 

    Stengers récupère le terme mais en se souvenant, en bonne philosophe des sciences, de son origine épidémiologiste : est résurgence le retour d’une maladie qu’on pensait être éradiquée. Ce qui avait été éradiqué, c’est-à-dire ce qu’on avait éliminé, ce qu’on pensait ne plus être là, ce qui s’était définitivement perdu, ce à quoi on pensait avoir dit adieu, qui était de l’ordre du passé. Stengers n’utilise pas le terme seulement pour sa potentialité vitaliste mais parce qu’il s’agit d’un retour qui fait effraction. Ainsi en est-il des « communs » que le capitalisme a pourtant tout fait pour faire disparaitre. Mais ce retour n’est ni celui du même, ni le retour du refoulé, il s’agit d’une nouvelle composition arrimée à un milieu transformé et c’est à cette condition que le terme de résurgence peut se défaire de son aspect potentiellement conservateur. 

    Sans doute d’autres traditions de pensées ont permis depuis longtemps que la réception du terme résurgence soit vécue comme retour d’une promesse.  Tout un courant d’historien·ne·s marxistes, libertaires, pistent dans les archives le cours des méandres et de leurs affluents tantôt souterrains tantôt tumultueux et à l’air libre qui tous se dirigent vers une direction commune : celle du changement radical des sociétés. J’ai conscience ici d’opérer un déplacement par rapport aux images utilisées jusqu’à présent : souche épidémique d’un côté, brasiers, résurgences végétales – les champignons toujours – de l’autre. Déjà sans doute je me rapproche de la Vis et de l’univers des eaux troubles ou cristallines, des cours souterrains et de la mer, ses vagues et marées pour horizon. Les résurgences alors, dans une filiation clairement benjaminienne, sont celles des possibles révolutionnaires non advenus , de l’histoire brossée à contresens, celle des vaincu·e·s. Dans cette tradition de travail historique, nulle nostalgie et esprit de conservation comme le dit Michèle Riot-Sarcey : « Rien de mélancolique, bien au contraire. Plutôt une réhabilitation de l’utopie au sens réel du terme. La référence au passé, différente des usages du passé, consiste tout simplement à prendre au sérieux ce que disent les contemporains dans le temps de leur  expression, particulièrement dans le cours des discontinuités historiques, au moment où le devenir d’une révolte ou d’une révolution se joue avant que l’ordre soit rétabli », et encore : « Il ne suffit pas de supposer une autre direction d’un possible mais de s’attarder à distance de l’objet afin de comprendre comment, malgré l’échec, et en dépit de leur effacement, les idées en apparence perdues ou enfouies, les espoirs non advenus ressurgissent différemment et sont portés par d’autres, avec d’autres slogans, dans d’autres présents. »****   

    Dans cette tradition, le terme résurgence est teintée d’utopie et d’espoir. Ce qui fait retour ce sont les espoirs non soldés, le vibrant ferment des luttes avant que celles-ci ne soient écrasées. 

     

    Approcher la résurgence

     

    On en trouve encore aujourd’hui la trace dans différents espaces comme dans ce texte récemment écrit au Québec et qui dit à propos du temps révolutionnaire : « Ce temps n’est pas encore advenu, mais il parcourt déjà les mondes. C’est un temps ancien dont on entend toujours l’écho. Et c’est ce temps-là dont on doit préparer l’avènement. »*****  S’appuyant sur une autre utilisation du terme de résurgence, celle de la résurgence autochtone forgée ces dernières années par « un nombre grandissant d'auteurs et de philosophes des Premières nations, inuit et métis au Canada »******, le comité de défense et de décolonisation des territoires écrit : « Recommencer n’est jamais reprendre quelque chose ou une situation là où on les avait laissés. Ce que l’on recommence est toujours autre chose, et ce mouvement est chaque fois inédit. On n’est pas entrainé par le passé, mais par ce qui, en lui, n’est pas advenu. C’est alors autant nous-mêmes qui recommençons ce que nous n’avons jamais été. Recommencer signifie sortir de la suspension. Rétablir le contact avec nos devenirs. Partir à nouveau, de là où nous sommes maintenant. Cette idée de recommencement doit s’inspirer du retour au futur contenu dans la résurgence autochtone »*****, et aussi : « Loin de l’idée de souveraineté nationale propre à la modernité, la souveraineté autochtone que propose la résurgence combine une réappropriation territoriale par l’usage et une affirmation identitaire comprenant une revalorisation culturelle et spirituelle. Il ne s’agit pas simplement de retrouver une identité perdue pour se comprendre “vraiment” soi-même, mais plutôt de réactiver des éléments de mondes perdus ou enfouis en recourant au savoir des ainé∙e∙s, au rattachement aux langues, à la terre, et à un engagement avec la communauté. Il y a dans le recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui y retourne pour l’approfondir et en quelque sorte refaire le temps. »*****

     

    Approcher la résurgence

     

    Je me suis éloignée quelque peu du chemin initial, celui, noyé de papillons, qui menait vers les moulins de la Foux mais je vais y revenir. Il est temps d’opérer moi aussi un déplacement et de faire subir un changement de milieu au terme ou plutôt de revenir à l’aspect hydrographique de sa terminologie. 

    Car avant tout et bien qu’on en parle peu dans les textes théoriques, une résurgence est un phénomène géologique ou plus exactement hydrographique défini ainsi : « Une résurgence consiste en l'apparition des eaux en surface au terme d'une circulation entièrement souterraine dans le karst  ; elle est une réapparition à l'air libre, au terme de son parcours souterrain, d'un écoulement de surface qui avait disparu en amont. En terrain karstique , la résurgence est une source (ressours) nette ou diffuse dont les rapports avec une perte amont ne sont pas toujours évidents. »*******   

    Il s’agit donc d’une apparition ou d’une réapparition d’un écoulement d’eau après un parcours sous terre. Dans le cas de celle qui nous intéresse, c’est-à-dire de celle dont je me suis approchée, que j’ai vue de mes yeux vue, il s’agit d’un jaillissement bouillonnant et intempestif, comme neuf, d’une rivière qui pendant 6 km est restée souterraine et invisible. Il a fallu attendre la deuxième partie du XXe siécle pour que preuve soit donnée que les eaux qui disparaissaient à l'endroit de Vissec étaient bien celles qui réapparaissaient au niveau des moulins. Avant même de me lancer dans des spéculations absolument hasardeuses entre théorie politique et réalité matérielle des résurgences je me suis rendu compte qu’elles étaient avant tout des mystères à décrypter et des rêves de spéléologues. Encore aujourd’hui la totalité de la partie souterraine de la Vis n’a pas été parcourue, découverte, et les descriptions de ces écoulements souterrains ne cessent d’alimenter les revues spécialisées en spéléologie. Lire ce corpus de textes spéléo pourrait d’ailleurs, sait-on jamais, répondre au questionnement qui s’est fait jour au fur et à mesure de la marche : l’expérience de la fréquentation d’un lieu de résurgence permet-elle d’éclairer autrement l’utilisation de ce concept aujourd’hui ? Ou encore : y a-t-il un quelconque intérêt à confronter l’utilisation au figuré d’un terme à sa matérialité ? Peut-être en effet la lecture de ces textes me permettrait de mieux comprendre pourquoi l’eau disparait à tel endroit et resurgit à tel autre et permettrait de mieux saisir ce qui se passe dans la partie souterraine. Que fait la rivière sous terre ? Alimente-t-elle d’autres affluents souterrains ? Se gonfle-t-elle d’autres eaux perdues ? Se charge-t-elle en minéraux de toute sortes ? Que se passe-t-il pour la flore et la faune qu’elle abrite ? Une chose est sûre c’est qu’elle se refroidit et qu’il lui faudra couler sur plusieurs kilomètres à l’air libre et en pleine chaleur pour qu’on puisse s’y baigner – et encore, elle reste toujours plus fraiche que les autres rivières aux alentours.  

    Chaque résurgence est unique et dépend du milieu dans lequel elle jaillit – ou affleure, car elle ne jaillit pas toujours.

    Ce que j’apprends en observant la mienne, ce que j’expérimente en chemin, c’est que non seulement elle jaillit mais que son jaillissement est depuis longtemps mis à profit. Dès le XIe siécle, les habitant·e·s des villages proches  construisent des moulins à blés utilisant l’énergie de la résurgence ; les moulins sont de temps à autres noyés par les crues mais ne sont définitivement abandonnés qu’en 1907 après qu’une énième crue eut ravagé les installations. EDF prend alors le relais de la captation des flots. Une centrale hydroélectrique, un des plus anciens ouvrages de ce type, est mise en production le 18 juillet 1908 à Madières, liant jusqu’à aujourd’hui l’histoire de la commune au destin d’EDF. 

     

    Approcher la résurgence

     

    J’ai voulu vous emmener avec moi en randonnée en suivant le chemin d’une rivière. En marchant, souvent les pensées se mêlent, d’étranges connexions se font. À l’expérience physique de la marche s’adjoint celle désordonnée de la pensée. M’approchant de la résurgence de la Vis, je me suis demandé si la compréhension vécue d’un lieu allait me permettre de mieux saisir les mille vies d’un concept. Apercevant la force de ce qui jaillit, j’ai pu prendre conscience de l’importance de ce qui est souterrain et dérobé à nos sens. La prochaine fois j’irai voir du côté de ce qui est caché, au-delà des moulins, là où la rivière n’est plus perceptible et où il faut faire un effort d’imagination pour la sentir présente. Je veux aussi me pencher sur cette centrale hydroélectrique et sur son histoire. Apparemment nous ne sommes pas les seul·e·s à nous intéresser aux résurgences et à vouloir en capter les énergies. 

    Entre le canal, invisible à mes yeux, qui mène l’eau à la centrale et les pyrales floconneuses qui entourent nos corps comme des auras, le paysage entre la Résurgence et Navacelles a quelque chose de presque inquiétant, comme un revers à la beauté du lieu. Et sans doute s’agit-il d’hériter en bloc de l’ensemble : la Foux, la source, le jaillissement, le souterrain, le bleu de l’eau, les papillons, les meules en pierre, les buis pelés, la centrale qui a un siècle et son entrecroisement de fils THT… 

     

    Source des citations :

    * Félix Mazauric, « Recherches spéléologiques dans le département du Gard 1904-1909  », Spelunca, n° 60, juillet 1910.

    ** Isabelle Stengers, « Magie et résurgence », prologue à Starhawk, Quel monde voulons-nous ?, Cambourakis, 2019, p. 42.

    *** Anna Tsing, « Résurgence holocélique contre plantation anthropocénique  », Multitudes, n° 72, 2018.

    **** Sarah Al-Matary, « Résurgences du passé. Entretien avec Michèle Riot-Sarcey », La Vie des idées, 19 juillet 2017.

    ***** Comité de défense et de décolonisation des territoires, Québec, « Suspendre la destruction des forêts - Pistes pour une révolution décoloniale », Lundi matin, 30 août 2021.

    ****** Nicolas Paquet, « La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation : l'exemple de l'alimentation traditionnelle », Cahiers du CIéRA, n° 13, 2016.

    ******* « Résurgence : définition, explications  », aquaportail, 2 décembre 2019.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :