• Reclaim Water!

     

    Reclaim Water!

    Melancholia (film de Lars von Trier, 2011)

     

    Printemps. Nous profitons d’une invitation à Brive-la-Gaillarde, où je dois parler de mon travail éditorial, pour passer le weekend sur la Montagne limousine. L’hiver sec que nous venons de passer et qui a succédé à un été caniculaire rend prégnantes les inquiétudes sur le niveau des nappes phréatiques, nous rend sensibles à la présence/absence de l’eau. Ce qui d’ordinaire participe du paysage – des lits de rivière asséchés, le feuilleté des rives, la prolifération des rus – nous interpelle désormais. Mais, durant deux jours, bottes aux pieds et kway imperméable sur le dos, nous nous baladons sous une pluie continue, arpentant une terre imbibée et spongieuse. Le « château d’eau de la France » porte bien son nom, la région est tout entière parcourue de veinules plus ou moins vives. Ici les tourbières donnent au pays sa singularité.

    Tourbière : « écosystème d’eau stagnante peuplé de plantes hygrophiles, caractérisé par une accumulation de matière organique morte se décomposant lentement et se transformant (avec enrichissement en carbone) pour donner de la tourbe. Une tourbière dérive d’un marécage initial où les conditions deviennent telles que la matière organique s’accumule. »

    Après la tourbe et la pluie serrée nous arrivons chez nous, plus au sud, dans le village aux trois rivières. La plus étroite, celle qui se trouve à quelques mètres de chez nous, qui a débordé il y a quelques années et emporté sur son passage berges et ponts, est déjà à sec par endroits, devient souterraine avant de réapparaitre ici et là, s’écoulant lentement entre les maisons. Dans la région on attend la pluie, qui ne vient pas ou à peine. Une connaissance croisée à Toulouse me dit qu’elle revient des Pyrénées-Orientales ou il n’a pas plu depuis des mois et où la terre est sèche et s’effrite.

    Un peu plus tôt dans le printemps. Je ne sais pas vraiment comment expliquer ce qui nous déborde pendant le visionnage de De l’eau jaillit le feu projeté en avant-première à Melle lors du weekend organisé par Les Soulèvements de la terre et Bassines Non merci ! Bien sûr nous sommes sous le choc de l’intense répression que nous venons de subir de la part des forces de l’ordre et de l’état. À ce moment-là, dans la pénombre de la salle de cinéma, nous ne savons pas encore que deux personnes sont dans le coma, que 200 autres ont été blessées dont plusieurs grièvement. Nous ne savons que ce que nous avons vécu où prédomine encore la joie du nombre malgré les tirs incessants de grenades. Nous sommes juste là, à côté d’autres, en train de regarder un documentaire sur ce qui se joue autour des mégabassines de la région. Le documentariste, Fabien Mazzocco, connait bien le Marais poitevin et ses habitant·es, humain·es et non humain·es, sur lequel il a déjà réalisé un précédent film. Il connait bien les personnes engagé·es dans Bassines Non merci ! qui vivent dans la région depuis longtemps au rythme du marais en en pratiquant les méandres et les bras morts, observant le déclin des populations de libellules, la disparition des lentilles aquatiques. À travers le regard du réalisateur, nous saisissons la force du lien entre les habitant·es et ce pays d’eau. L’image des barques, des « pigouilles » que l’on manipule pour avancer lentement sous le couvert végétal se surimprime à celles de la veille, celles des gendarmes défendant la bassine contre des personnes armées de rien, si ce n’est de la certitude que cette bassine est la forme même de ce contre quoi on doit se battre.

     

     


     

     

    En rentrant de Sainte-Soline, sur la route, je me souviens d’avoir évoqué avec un ami, pendant la marche en plein champ, le concept d’hydroféminisme, nous en avons ri d’ailleurs. Le féminisme comme mouvement social et théorique a cette capacité à s’accoler des préfixes qui souvent prêtent au ricanement. Mais les mots ainsi constitués peuvent aussi être des prises pour penser. En rentrant je me demande si l’on peut réinventer un rapport à l’eau à partir du féminisme, si cela peut être fertile.

     

    Eau, féminin, féminisme

    Ce post n’est que bribes et coutures hasardeuses entre références éparses. Rien d’autre. C’est le mois de mai dans les Cévennes Il pleut un peu, le ciel est gris et il fait frais mais les rivières ont toujours cet air étriqué. Sur la table du bureau constitué d’une grande planche et de tréteaux blancs s’amoncellent livres et notes : un ouvrage sur le soin dans la Montagne limousine, le livre de Bachelard sur l’eau et les rêves, les textes sur l’hydroféminisme d’Astrida Neimanis, Sophie Lewis et Miru Kim, le bel article d’Elvina Le Poul sur les rivières dans l’œuvre de Jean-Christophe Bailly… Dans un document word ouvert pour écrire ce texte de blog, je copie-colle une série d’images tirées de films et séries représentant Elizabeth Siddal posant pour l’Ophélie de John Everett Millais. Une vrombissante abeille sauvage se cogne à ma vitre pendant qu’un oiseau assez gros, il me semble, fait un piqué dans l’angle gauche de la fenêtre.

    De l’eau et du féminin, il faut déjà dire sans doute, qu’en occident, dans l’art et la littérature, ils ont souvent été associés – par des écrivains et artistes hommes, cela va sans dire. Dans le livre de Bachelard qui veut analyser « l’essence même de la pensée des eaux »*, le « psychisme hydrant »*, il est amplement question des corps au bain des naïades, ondines et autres génies féminins des rivières et fontaines. De même qu’il consacrera un chapitre à l’eau maternante comme du lait, à l’eau des commencements, à l’eau dormante et qui berce.

    Sur l’eau et les rêves, il écrit des phrases miroitantes comme l’eau claire :

    « Je suis d’abord odeur de menthe, odeur de la menthe des eaux. »*

    « Mais le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur... Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines. »*

    « C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières. »*

    Parmi ces images matérielles premières figureraient donc celles de la féminité de l’eau. On peut sans doute pister dans la littérature et l’art ce motif persistant, sans parler des multiples images constituées autour de la maternité océanique. La mer/e est un trope dont se sont aussi emparées certaines féministes, notamment celles qui avaient un gout certain pour la métaphore, la psychanalyse ou la philosophie. C’est par exemple le cas de Luce Irigaray dans Amante marine, mais elle n’est pas la seule à filer des images océaniques au cours des années 1970.

    Aux images de femmes/rivières et d’ondines ondoyantes, de mer enveloppante, s’ajoutent celles que Bachelard identifie comme appartenant au « complexe d’Ophélie »*. Il n’évoque pas l’Ophélie de Millais, mais comment ne pas en être obsédé·e ?

     

     

    Reclaim Water!

    Ophelia (John Everett Millais, 1851-1852)

     

     

    J’ai grandi avec un gout certain pour les symbolistes d’un côté et les préraphaélites de l’autre. La rencontre de ces mouvements dans l’adolescence est le terreau d’un attachement esthétique à des représentations très XIXe siècle où les femmes sont tour à tour sorcières et noyées, puissantes, troublantes et victimes de mille maux. Michelet et William Morris, Odilon Redon et Dante Rossetti. Il m’a fallu du temps pour entrevoir l’envers du décor, déconstruire les représentations et m’intéresser aux femmes évoluant dans ces milieux artistiques. Chercher les ouvrages qui analysaient le parcours de celles ayant fréquenté la fameuse « Preraphaelite Brotherhood ». Elizabeth Siddal, qui a servi de modèle à l’Ophélie, est certainement une des plus connues. La scène où elle pose dans un baquet d’eau chauffé par des bougies qui un jour se seraient éteintes, la laissant immergée dans l’eau froide pendant des heures, est systématiquement représentée dans les films britanniques sur la « Fraternité ».

     

     

    Reclaim Water!

    Amy Manson, dans la série Desperate Romantics, 2009

     

     

    Peintre elle-même et autrice d’un recueil de poèmes, sa vie parait liée au destin d’Ophélie et tout entière contenue dans ce motif fétichisé de la mort flottante.

    « L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes. »*

    « C’est l’eau rêvée dans sa vie habituelle, c’est l’eau de l’étang qui d’elle-même “s’ophélise”, qui se couvre naturellement d’êtres dormants, d’êtres qui s’abandonnent et qui flottent, d’êtres qui meurent doucement. Alors, dans la mort, il semble que les noyés flottants continuent à rêver... »*

    Un autre motif, plus populaire et moins esthétisant, est celui des femmes œuvrant à proximité des fontaines dans des rituels d’immersion, d’aspersion… pour faire tomber la pluie ou pour guérir de tels maux ou de tel sort jeté. La Montagne limousine et ses multiples fontaines sont encore aujourd’hui le lieu de pratiques qui aident, comme dans ce petit film.

    Les rituels anciens liés aux fontaines, où les femmes servent d’intercesseuses privilégiées, ont pu être réappropriés de manière écoféministe. C’est le cas de certains rituels proposés par Starhawk. Lors d’un passage sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2017, elle a mené un rituel d’attachement aux lieux autour d’un récipient contenant de l’eau qu’elle emmène avec elle lors de ses voyages. Elle prélève ainsi, un peu partout dans le monde, de l’eau qu’elle fait circuler, insistant sur le rôle fondamental de l’élément liquide et la nécessité de le protéger dans les guerres d’usage autour de l’eau. L’artiste, marionnettiste et poétesse Joanna Hruby, vivant à Ibiza depuis des années, convoque quant à elle dans un court film poétique la mémoire de l’eau des sources contre la DJisation capitaliste de l’île.

    Je ne peux non plus m’empêcher de penser à Ana Mendieta et à son travail sur les quatre éléments.

     

     

    Reclaim Water!

    Ana Mendieta, Creek, 1974

     

     

    Il ne s’agit pas pour celles qui développent le concept d’hydroféminsme de s’inscrire dans cette histoire des représentations des liens entre femme et eau. Ni dans le courant plus matérialiste qui, depuis longtemps déjà, pense ces rapports comme des rapports d’exploitation. Dénaturaliser les femmes comme les représentations féminines de l’eau, déconstruire les stéréotypes autour de femmes « gardiennes de l’eau », étaient entre autres l’objet d’un ouvrage collectif publié en 2011 sur Eau et féminismes sous la direction de Lia Marcondes qui montrait notamment qu’une des tâches importantes des femmes dans le monde était de s’occuper de la gestion en eau des espaces domestiques.

    L’approche d’Astrida Neimanis, qui a développé l’idée de l’hydroféminisme, n’envisage pas dans son livre Bodies of Water les relations femme/eau sous ce prisme. L’objectif de la théorisation de ce concept est de modifier notre rapport à l’eau à l’époque du réchauffement climatique et des guerres d’usage qui ne vont aller qu’en s’accentuant. Il s’agit avant tout de déplacer les frontières et les limites en reconnaissant notre part d’eau et en imaginant les implications de vivre avec ce « body of water » :

    « Dans un sens très politique et militant, nous devons accorder plus d'attention à l'eau, aux crimes qui se produisent dans les océans - sur les vagues et en dessous -, qui sont placés hors de vue et hors de l'esprit, que ces crimes se réfèrent à la torture des conditions des migrants fuyant par la mer ou à la destruction des fonds marins par l'exploitation minière en haute mer. L'eau nous demande de prêter attention à cette planétarité offshore. Mais plus poétiquement, "penser avec l'eau" m'a aidée à comprendre que la critique des oppositions binaires n'est pas seulement philosophique ; elle est très matériellement ancrée et complique toute opposition supposée entre "nous sommes toustes pareil·les" et "nous sommes toustes différent·es". L'eau nous enseigne que nous partageons beaucoup de choses et que l'eau qui coule littéralement à travers mon corps coule d'une certaine manière aussi à travers le vôtre. Mais dans nos morphologies changeantes, nos mouvements à travers les membranes et nos transsubstantiations, l'eau est aussi en constante gestation de différence. »**

    La féministe Sophie Lewis reprend aussi cette terminologie pour penser la gestationnalité en dehors du corps féminin et parle d’un concept cyborg de l’eau :  « "Nous apprenons la gestationnalité à partir de l'eau", écrit Neimanis, mais nous avons un besoin urgent d'apprendre mieux. La question est : "Comment pourrions-nous, dans une dissolution partielle de notre propre subjectivité souveraine, devenir également gestationnels pour ce milieu gestationnel ?" Une réponse possible: en soutenant Water Protectors. Un esprit d'hydroféminisme écorévolutionnaire, ou de pleine maternité de substitution, anime la rébellion en direct contre les routes du pétrole brut menaçant l'intégrité des lacs comme le lac Oahe et des rivières comme le Missouri. »***

    Il s’agit pour nos corps composés majoritairement d’eau, ayant baigné avant la naissance dans la même liqueur, de repenser nos liens avec l’élément aqueux dans son ensemble. Sophie Lewis convoque dans le même texte une histoire de naissance ayant eu lieu pendant la lutte menée contre la construction du Dakota Access Pipeline : « Une naissance vivante a eu lieu à Standing Rock. C'était, semble-t-il, un évènement auquel des dizaines de sages-femmes ont participé. "Notre première maison est l'eau", ont déclaré certaines de ces sages-femmes - Melissa Rose, Yuwita Win, Carolina Reyes -, répétant patiemment ce message aux journalistes et aux diffuseurs qui se pressaient autour : "L'eau est notre premier médicament." C'est sous la bannière de la "protection de l'eau" que s'est déroulée la mobilisation historique de 2016 des peuples Autochtones aux États-Unis et de leurs partisans : un blocage du Dakota Access Pipeline. S'il n'y avait qu'un seul slogan pour la révolte de masse, ce serait l'expression Lakota "Mni wiconi" : L'eau c'est la vie. »***

    Cet hydroféminisme à peine évoqué ici est loin d’être le seul espace intellectuel qui renouvelle une théorie des liens à l’élément aqueux. On parle depuis quelque temps déjà en sciences humaines d’un hydrological turn.

     

    Blue turn et écopolotique aqueuse

    On peut bien sûr accueillir avec circonspection les avalanches de créations langagières et conceptuelles en provenance des champs universitaires anglophones ainsi que les injonctions proliférantes dans les domaines des nouvelles ontologies à penser avec ou comme une montagne, une méduse, un champignon… N’empêche, les déplacements de pensée opérés grâce à ces mots/concepts peuvent être fructueux. Oceanic turn, Blue Humanities, Ontologies de la mer permettent ainsi de décloisonner les représentations tournées essentiellement vers l’histoire terrestre.

    Dans « Submarine Futures of the Anthropocene », l’universitaire Elizabeth DeLoughrey, spécialiste de littérature des Caraïbes, écrit : « À la suite de Gilroy et d'autres, le modèle ethniquement exclusif et hiérarchique de l'appartenance nationale pourrait être imaginativement transcendé en se tournant vers des espaces de fluidité et de créolisation. Ainsi, l'océan est devenu un espace de théorisation de la matérialité de l'histoire. »**** Elle propose le terme « ontologies de la mer » qui pourrait « caractériser le lien entre l'ascendance, l'histoire et les systèmes de savoirs non occidentaux dans l'esthétique sous-marine »****.

     

     

    Reclaim Water!

    Navild Acosta & Fannie Sosa, Black Power Naps/Siestas Negras, installation, Miami, 2019

     

    Emma Bigé, dans son dernier livre Mouvementements, s’appuyant sur l’analyse de l’installation Siestas Negras des chorégraphes Sosa et Niv Acosta, écrit à propos de l’ « Espace de réconciliation transtlantique » : « Tu peux t’allonger sur un grand matelas rempli d’eau et te souvenir que l’océan n’est pas seulement la mer qui a transporté les vaisseaux négriers, mais aussi une étendue qui peut te soutenir et sur laquelle tu peux te lover. […]   Il s’agit ainsi de gouter ce sol trouble qu’est l’océan Atlantique, ce “gouffre-matrice”, “enceint d’autant de morts que de vivants” qui, tout en dévorant les ancêtres jetées à la mer, est devenu la matrice au sein de laquelle les cultures africaines-américaines et afro-caribéennes se sont construites. »*****

    L’activiste Alexis Pauline Gumbs, quant à elle, a montré dans Undrowned: Black Feminist Lessons from Marine Mammals, comment son attirance en tant que feministe noire pour les mammifères marins pouvait être fructueuse et offrir des points d’appui pour repenser l’engagement au temps des catastrophes :

    « Je m'identifie comme une mammifère. Je m'identifie comme une femme Noire desendant de et façonnée par un groupe entier de personnes qui ont été transsubstantiées en biens matériels et kidnappées à travers un océan. Et, comme nombre d'entre nous, je suis simplement attirée par les merveilles de la vie marine. Et donc je suis allée à l'aquarium et j'ai acheté deux guides en espérant apprendre des choses sur ma parentèle. […] Ainsi s'agit-il d'un type de guide différent pour nos mouvements et toute notre espèce basé sur l'exemple subvsersif et transformateur des mammifères marin·es. Là où Emergent Strategy, d'Adrienne Maree Brown, nous offre l'opportunité d'étudier et de pratiquer le travail de mise en forme du changement en nous comprenant comme faisant partie de l'émergence en cours de la nature, ce guide pour éviter la noyade prête une attention spécifique aux mammifères marin·es comme une forme de vie qui a beaucoup à nous enseigner sur la vulnérabilité, la coopération et l'adaptation dont nous avons besoin pour nous engager dans le changement en cette période, particulièrement depuis que l'un des changements majeurs que nous traversons, provoquons et auquel nous donnons forme dans cette crise climatique est cette montée du niveau des océans. »******

    Un ensemble d’écrivain·es et de théorcien·nes se penchent ainsi sur l’élément aqueux, proposent des visions aquatiques pour des futurs plus océaniques qui prennent en compte l’histoire longue des rapports de pouvoir, la centralité du colonialisme et du racisme, et nous enjoignent à lire/sentir des auteur·ices qui écrivent à partir des fonds marins, de la pollution des mers, du blanchissement des coraux, des histoires caribéennes, mélanésiennes, etc., qui nous donnent à entendre la parole des îles avant que certaines ne soient englouties.

    Les eaux montent et redessinent les littoraux, envahissent des territoires pendant que les rivières s’assèchent.

     

    Reclaim Water!

     

    L’hydrological turn n’est pas que marin. C’est aussi la lecture d’autres écrivain·es, celleux des fleuves et des rivières, qui peut nous amener à appréhender différemment nos liens aux cours d’eau. Je garde en mémoire la beauté saisissante de la langue d’un Pierre Bergounioux et l’importance de la rivière dans ses textes, sa vie d’enfant, notamment dans L’Arbre sur la rivière ou dans La Ligne, où il écrit : « On ne choisit pas plus la réalité extérieure que le gout des rêves ou le philtre ténébreux. Ç’aurait pu être ailleurs et ce fut là, sur la zone oblique, accidentée elle aussi frontalière, qui sépare la plaine aquitaine du Massif central, dont le cœur de granit, hermétique à l’eau, la rejette en rigoles, en ruisseaux, transpire et se ressuie, nourrit des tourbières, produit des étangs. »******* C’est auprès des rivières, dans ses bras et ses méandres que des enfants grandissent et s’initient aux saisons, au retour des grenouilles et des libellules.

    C’est à la rencontre de ces fleuves et rivières littéraires que nous convie Elvina Le Poul qui prépare une thèse sur la « politique des eaux vives dans la littérature contemporaine », recherche faisant suite à un mémoire de master sur l’œuvre de Jean-Christophe Bailly. Elle analyse et fait entendre l’envie de l’auteur à suivre les cours d’eau - cette envie de les suivre tous -, l’aventure que requiert la découverte de chacun et des pays traversés, « charge aux eaux vives, écrit-elle, de faire respirer le territoire »********. Elle met en lumière et en série le bruissement et la multitude du « peuple des rivières » : « Toute une activité animale palpite dans les ripisylves, les flux et les trous d’eau, les rares saumons passant le bazacle de Toulouse, les cormorans, canards et aigrettes posées sur une grève de la Loire, les courlis cendrés, bécassines des marais, rousseroles effarvattes pour les oiseaux nichants dans la boucle de la seille qui entoure le hameaux de Han, qui produit un autre branchement possible sur le territoire partagé. »******** Elle évoque l’importance d’une « mémoire hydrographique » à laquelle se livre l’écrivain pour faire pièce au roman national, ses racines pétrifiées, ses récits fossiles, en proposant une mémoire d’eau vive où les rivières traversent des pays, ainsi dépaysés où l’eau vient d’ailleurs, sédimente et alluvionne aux embouchures.

    « La tutelle des eaux vives permet de mettre le pays en tension, les
    principes de provenance et de destination balayant les mauvaises métaphores racinaires, le jeu du terroir et du localisme autogénérateur. Elle fournit en somme un contre-modèle aux logiques de filiation et d’enracinement. »
    ********

    À lire Elvina Le Poul, Jean-Christophe Bailly, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Michèle Lesbre sur les rives de La Furieuse, Henri Bosco, les eaux étroites de Julien Gracq, La Palourde de Sigolène Vinson et tant d’autres, me vient l’envie de remonter la rivière qui donne le nom à ma vallée, celle qui, souterraine, surgit dans les brèches de la roche plus en amont. Ces lectures font exister la multitude des cours d’eau, l’attachement qu’on y porte, l’inquiétude qui nous habite à les voir disparaitre et avec elles le peuple des rivières.

     

    Reclaim Water!    Reclaim Water!

                    Henri Bosco, L'Enfant et la rivière,       Sydney Smith, Je parle comme une rivière,               Charlot, 1945                                     Didier Jeunesse, 2021

     

    J’ai d’ailleurs récemment voulu en savoir davantage sur un des mammifères semi-aquatiques vivant dans les rivières. Une association naturaliste de la région proposait une balade-découverte des loutres, à laquelle je me suis rendue avec de nombreuses autres personnes. L’association n’avait pas prévu un tel engouement et nous étions toustes avides d’apprendre à reconnaitre les traces de l’animal, serré·es comme des sardines autour de la crotte sentant le poisson qui passait de main en main et de nez en nez. Le nombre des présent·es et l’engouement indiquaient peut-être que nous sommes prêt·es à nous intéresser au peuple de l’eau, que nous réclamons des liens avec les loutres et la présence des castors. Je dois tant à la plasticienne Suzanne Husky pour m’avoir fait entrevoir l’importance de ces derniers dans les processus de régénération des rivières. Elle travaille depuis plusieurs années maintenant avec les spécialistes d’une espèce qui pourrait aider à la restauration des milieux : « Il y eut un temps où, dans tout l'hémisphère Nord, dans toutes les rivières, il y avait des castors et leurs innombrables barrages. Un ruisseau naturel d'Europe est une succession de retenues de castors : paysages aquatiques foisonnants de biodiversité. La France garde des traces de la présence du castor partout, comme on peut le voir sur la carte des toponymes et des hydronymes qui font référence à lui : le Beuve (a Bazas), Beuvry, Beuvron, Buverchy, Bivre, Vibre, Bièvres, Bibracte, le castor a eu pour nos ancêtres une importance centrale - il amène l'eau, il amène la vie. Il est le plus grand transformateur de son environnement après l'homme. Les zones propices aux castors sont aussi celles de l'agriculture, aux moulins à eau, les marais sont devenus les zones de maraîchage. La géographie humaine a progressivement pris la place de la géographie des castors et c'est le commerce de la fourrure qui les a fait disparaitre de France il y a plusieurs siècles déjà (sauf dans une petite zone de Camargue). Le castor est une espèce clé de voute sans laquelle on ne peut penser la santé de nos écosystèmes, une résilience face aux feux, ou une réhydratation de nos territoires. »*********

     

     

    Reclaim Water!

    Suzanne Husky, Smokey the beaver, aquarelle, 2022

     

     

    Après le weekend passé à Sainte-Soline, son intense répression policière, le délire médiatique et la criminalisation des personnes s’opposant à la construction des mégabassines, j’avais besoin de cette plongée en eau vive. Me souvenir avec l’hydroféminisme que nous sommes toustes des « bodies of water » nous dressant pour rappeler, en solidarité avec d’autres luttes, que l’eau c’est la vie. Que dans l’eau se dissolvent les « mauvaises métaphores racinaires » et les assignations identitaires. La prolifération des récits et des œuvres littéraires et artistiques proposant de nouveaux attachements aux eaux et à leur milieu ne suffiront cependant pas à empêcher, d’un côté, l’accaparement et, de l’autre, l’asséchement. Il nous faudra à coup sûr tout à la fois œuvrer avec les castors, restaurer tout autant que démanteler, bouger, danser comme nous y invite Emma Bigé avec les ajoncs des rives, être touché·es par les histoires marines caribéennes et s’inventer des liens avec les grands mammifères qui peuplent les océans, mais il faudra aussi nous opposer à tous les projets d’accaparement autour d’ « actions hydroféministes écorévolutionnaires » comme nous le propose Sophie Lewis.

    L’Ophélie d’Hamlet, dont les robes s’emplissaient d’eau et d’algues, s’enfonçait lentement vers une mort boueuse. Sur l’affiche de Melancholia, Kirsten Dunst est une nouvelle Ophélie au regard résolu et indocile qui ne compte pas servir de repas aux écrevisses, faisant comme la Vouivre corps avec l’eau de la rivière, ses plantes et ses habitant·es, elle s’apprête au contraire à se défendre aux côtés du peuple de l’eau.

     

    Source des citations :

    * Gaston Bachelard, L'Eau et les Rêves. Essai sur l'imagination de la matière, José Corti, 1942.

    ** Astrida Neimanis, Bodies of Water: Posthuman Feminist Phenomenology, Bloomsbury, 2017.

    *** Sophie Lewis, «  Amniotechnics », The New Inquiry, 2017.

    **** Elizabeth DeLoughrey, « Submarine Futures of the Anthropocene », Comparative Literature, vol.69, n° 1, mars 2017.

    ***** Emma Bigé, Mouvementements. Écopolitiques de la danse, La Découverte, 2023.

    ****** Alexis Pauline Gumbs, Undrowned: Black Feminist Lessons from Marine Mammals, AK Press, 2021.

    ******* Pierre Bergounioux, La Ligne,Verdier, 1997.

    ******** Elvina Le Poul, « Ce qui vient avec les rivières  », Critique, n°896-897, 2022. 

    ********* Suzanne Husky & Hervé Coves, « Les leçons du peuple des marécages », exposition, 2022. 

     


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