• La vie de radeau

     

    La vie de radeau

     

    En réalité je ne me souviens plus vraiment si c’est en allant dans les Cévennes que je me suis mise à m’intéresser à Fernand Deligny ou bien si, à l’inverse, c’est la lecture de ses livres qui m’a poussée à aller me perdre dans la garrigue. Certainement les deux découvertes furent concomitantes. Celle des Cévennes est inextricablement liée à l’exploration d’une œuvre dense, inspirante et rhizomique dont une bonne partie s’est construite tout au long d’une expérience dans les Cévennes du Sud, du côté de Monoblet, pas très loin de Lasalle et de Saint-Hippolyte-du-Fort. C’est là qu’à partir de 1967, l’éducateur spécialisé, faiseur d’images et initiateur de tentatives de prise en charge d’adolescents « en marge » s’installa. D’abord dans une maison récemment acquise par Félix Guattari, puis quelques centaines de mètres plus loin dans un lieu, Graniers, qui fut le centre névralgique d’un réseau où s’expérimenta, avec des enfants autistes, une vie en dehors de l’institution. Dans mes souvenirs, tout s’entremêle : le visionnage des films dont Ce gamin-là et Le moindre geste dans des espaces collectifs à Montreuil et Bagnolet, la lumière presque tranchante de l’été sur les chênes-lièges et les pierres des chemins près de Graniers, les verres bus au café de Monoblet sous l’affiche, restée collée au mur, d’une fête estivale datant des années 1970, les discussions à bâtons rompus à la bibliothèque-infokiosque de Saint-Jean-du-Gard…

    Les images des gamins autistes filmés sur « l’île du haut », leur rapport aux objets, leur déplacement, se superposent  dans ma mémoire, comme des calques, aux cartes des lignes d’ères tracées par celles et ceux qui passaient leur journée auprès d’eux et à la matérialité buissonnante d’un espace : une route, des chemins de part et d’autre, l’un qui monte, allant vers la maison de Guattari, l’autre, en pente douce et à couvert, du côté de chez Deligny.

     

    La vie de radeau

     Le Serret, août 1973, lignes d'erre de Dany. Carte et calque tracés par Jacques Lin. Photo: Anaïs Masson.

     

    Parmi les éducateur·trices et les compagne·ons de route de l’éducateur/écrivain figure Jacques Lin qui arriva en 1969 à Monoblet et y vit encore après avoir continué à travailler toute sa vie auprès d’enfants puis d’adultes autistes. Sa trajectoire, racontée dans un livre humble, net, franc et sans chichis, raconte une autre histoire des années 68. Ayant fréquenté très tôt les auberges de jeunesse, ce vaste mouvement d’éducation populaire qui a tant irrigué la créativité des mouvements sociaux de l’avant et de l’après-mai, il devient ouvrier à l’usine Hispano-Suiza en banlieue parisienne avant de se retrouver par le jeu des fréquentations politiques dans la maison achetée par Guattari. Après un premier été passé dans les Cévennes, il ne retournera ni à l’usine ni dans l’hiver parisien et liera sa vie à un lieu et à des enfants sans paroles.

     

    La vie de radeau

    Dessin de Janmari

     

    Je ne sais plus si c’est son livre ou bien l’édition des Œuvres de Deligny que je suis alors en train de lire à la terrasse du café de Lasalle au printemps, pendant le festival du documentaire qui rassemble tous les ans réalisateur·trices, habitant·es et militant·es. Mais à la table voisine, deux personnes, après avoir jeté un œil sur mes lectures, m’adressent la parole ; l’une se rend justement chez Jacques Lin pour y manger et me propose de m’y emmener. Quand vous tournez sans fin autour des lieux qui imprègnent de vastes pans de votre imaginaire, quand vous arpentez des territoires composés de chimères et de broussailles, quand vous grattez à même le papier de la carte et la terre du chemin, il finit toujours par arriver quelque chose. La fine membrane qui sépare la réalité de vos rêveries éveillées se déchire et vous y êtes. Dans la cuisine de l’institution qui a fait suite au réseau initial, attablée avec celui qui a mené une vie de radeau, sous les dessins de Janmari mis sous verre.

    Vous voudriez filmer la scène pour ne rien oublier, aucun détail, sortir votre carnet, prendre des notes mais vous osez à peine parler et respirer, vous êtes là comme une bécasse avec la sensation d’être entrée dans le tableau et que personne ne s’en étonne. Cette sensation ne me semble pas éloignée de ce que décrit Nicolas Adell travaillant sur les biographies des anthropologues et cherchant à analyser non pas des tracés linéaires mais ce qui, dans les vies, est ouvert et sans arrêt tramé, les boucles et les « échos ». À propos de Daniel Fabre, il écrit :

    « Il avait une sensibilité à cette sorte d’écho en avant que produit parfois l’effet d’un évènement dont la survenue semble en actualiser un autre, imaginé, lu, souhaité et dont la forme est en quelque sorte disponible. La mémoire pré-façonne ainsi le souvenir d’un évènement qui n’a pas encore eu lieu et qui, en arrivant, s’imprime d’une façon singulière dans l’organisation biographique de la personne. Les évènements “sur-biographiques” de ce type sont plus nombreux chez ceux qui, comme Daniel Fabre, sont des lecteurs passionnés, instruits de multiples formes de vie de telle façon qu’ils finissent par construire une part significative de leur vie comme des “revies”. [...] Toute vie, la sienne ne faisant pas exception, peut être appréhendée selon une grille de lecture qui consiste à révéler les existences qu’elle répète ou qu’elle réinvente. Ce type d’enquête livre tout son intérêt quand elle établit que les évènements les plus singuliers, les moins partageables a priori, peuvent être des “doubles” ou des “échos”. C’est notamment le cas des rencontres et plus particulièrement des rencontres qui marquent, c’est-à-dire des rencontres uniques qui révèlent des empreintes déjà là. »*

    Est-ce à cette période que je me suis dit que j’aimerais bien lancer une collection éditoriale qui se serait appelée Radeau ? Là encore tout se mélange. L’exposition en 2014 à Vassivière du collectif  RADO, Ce qui ne se voit pas, s’inscrivant explicitement dans les pas de Deligny, la lecture du livre de Jacques Lin, celle de l’œuvre de l’éducateur rééditée en 2007. Restent des traces et des empreintes, des phrases flottant dans l’air et que je vois inscrites aujourd’hui sur les murs de la belle exposition sur Deligny présentée au Crac Occitanie à Sète, conçue par Sandra Alvarez de Toledo qui dirige les éditions L’Arachnéen, Anaïs Masson et Martín Molina Gola, avec l’aide de Gisèle Durand-Ruiz, Jacques Lin et Marina Vidal-Naquet.

    « Un radeau, vous savez comment c’est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers les troncs écartés. C’est par là qu’un radeau n’est pas un esquif. Autrement dit nous ne retenons pas les questions. Quand les questions s’abattent, nous ne serrons pas les rangs – nous ne joignons pas les troncs – pour constituer une plateforme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importance primordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas. »**

    « Je dis tout simplement qu’un radeau n’est pas une barricade et qu’il faut de tout pour qu’un monde se refasse. »**

    « Il faut de tout pour tracasser/fracasser le monde. »***

    Je ne me lancerai pas dans l’énumération des arguments en faveur des radeaux versus les barricades, les deux ont leur beauté, leur technique, leur intérêt et leurs limites. Il faut bien en effet tracasser, fracasser, barricader, saboter et tout à la fois embellir le monde, son horizon triste et ses rivières à sec.

    En 2014 j’ai donc commencé à élaborer le projet d’une collection éditoriale qui se serait appelée Radeau. Je me disais que je pourrais y glisser la persévérance folle des tentatives cévenoles, la beauté des matins dans le gardon de La Borie, les expériences libertaires accumulées à Monte Verità sur le lac Majeur. J’avais envie déjà de fabriquer des livres rattachés à des lieux et à des aventures poétiques et politiques, une collection où pourraient trouver place les textes liés à mes arpentages obsessionnels dans l’espace et le temps. Mais je voyais alors l’urgence de publier des textes féministes et il n’aurait pas été raisonnable de lancer deux collections en même temps.

     

    La vie de radeau

     Rudolf Laban, Monte Verità.

     

    Parmi les livres que je souhaitais rééditer, il y avait le premier texte d’une romancière que je ne connaissais alors pas. J’avais trouvé Bambois, la vie verte de Claudie Hunzinger à Eymoutiers dans une recyclerie, Le Monde allant vers.  L’auteure y racontait son installation à la fin des années 1960 dans un lieu, loin des Cévennes, qu’elle n’a depuis plus quitté, un lieu qui lui a fourni pendant toutes ces années l’élan pour créer et écrire. Un lieu comme une forme de vie au milieu des prêles, des graminées, des livres en cendre, de la mousse prise à bras le corps, de la laine des brebis.

    « Autour de moi, je sens un combat. Quelque chose donne et quelque chose refuse. On me fiche des épines dans les cuisses. On me fait des croche-pieds. On me griffe les poignets. On me tire les cheveux. Je lève les yeux et je vois les ongles longs, rouges, sortis, des dernières digitales, dirigés vers moi. »****

     

    La vie de radeau     La vie de radeau

    Photos de Françoise Saur.

     

    Pendant le premier confinement, nous avons lu avec quelques amies Bambois par skype, à haute voix, pour sortir de l’espace de nos maisons, pour partager une lecture commune.

    Ce même livre va bientôt être réédité – et c’est là, finalement je m’en rends compte, que je voulais en venir -,  il sort en avril dans une nouvelle collection, Radeau, dont nous nous occuperons à plusieurs, parce que plus que jamais nous avons besoin de ces tentatives lumineuses et opiniâtres, passées, présentes et à venir.  

    Un radeau ce n'est pas seulement un canot de sauvetage qui survit après un naufrage. Un moyen de se sauver par temps houleux. C'est surtout un travail patient et collectif. Des troncs de bois reliés les uns aux autres pour que tout tienne ensemble. À propos du radeau, Fernand Deligny écrivait : « Vous voyez bien par là l'importance primordiale des liens et du mode d'attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu'il ne lâche pas. »** Cette nouvelle collection se veut radeau au milieu des tempêtes contemporaines. Elle veut donner à voir le foisonnement des mains qui créent liens et modes d'attaches pour que le radeau tienne. Elle propose de donner à lire des textes sur de savants bricolages, des expériences territorialisées, des manières de faire. Des textes d'hier et d'aujourd'hui, des traductions, des créations qui parlent à partir des expériences sensibles, souvent communautaires, qui nous relient au milieu et à ce à quoi on tient contre les vents contraires.

     

    Source des citations :

    * Nicolas Adell, « Rencontrer, retrouver. Autour de quelques formes de la rencontre intellectuelle », dans Daniel Fabre, le dernier des romantiques. Actes du colloque de Paris, octobre 2018, éditions de la MSH, 2021.

    ** Fernand Deligny, Le croire et le craindre, Stock, 1978 (repris dans Œuvres, L’Arachnéen, 2007).

    *** Fernand Deligny, Correspondance des Cévennes, 1968-1996, L’Arachnéen, 2018.

    **** Claudie Hunzinger, v'herbe, catalogue d'artsite, 2003.


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