• L'atelier de chutney

    L'atelier de chutney

    De porte à porte, ça ne prend pas plus de 10 minutes, même si j’habite de l’autre côté du village, côté protestant, dans une vieille maison en pierre aux murs épais, alors qu’eux, mes amis, vivent dans une maison récente, à flanc de colline, sous les arbres. Ça ne prend pas plus de 10 minutes et je les rejoins sourire aux lèvres. Nous sommes en automne mais il fait encore beau, le soleil est généreux. Je me rends à un atelier collectif pour mettre en bocaux du chutney de tomates vertes. Ça me réjouit vraiment et d’ailleurs ça se voit. Je traverse une première fois dans un sens la rivière, puis une seconde dans l’autre. Il faut passer de pont en pont et longer le cours d’eau. Enfin monter une rue très très pentue. Je rentre directement dans le jardin sans sonner la cloche, en faisant attention que les poules ne s’enfuient pas. Il s’agit de poules de réforme qui finissent leur vie pépouze, protégées du renard qui avait mangé leurs prédécesseuses par une immense structure grillagée dans laquelle elles sont enfermées en l’absence des propriétaires et pendant la nuit. Sur la table en bois de la terrasse, C et JF ont installé ingrédients et ustensiles, alignés comme à la parade.

     

    L'atelier de chutney

     

    L et D sont déjà là, je suis la dernière à arriver. Au bout de la table en bois trône un chaudron de cuivre posé sur une plaque de feu bricolée et reliée à une bonbonne de gaz. Tout est prêt, nous nous attelons à l’épluchage des pommes et au découpage des tomates vertes du jardin. Ensuite, et après avoir suivi scrupuleusement la recette écrite à la main par C, nous tournons chacun·e notre tour le mélange des fruits, du sucre, du vinaigre et des épices dans le chaudron. On remue en attendant l’ébullition. C’est écrit : « Verser tomates/pommes/oignons. Ajouter le sel. Mélanger et laisser cuire 10 minutes en brassant. » À la fin on verse la mixture dans les bocaux, qu’on retourne tête en bas et c’est très satisfaisant. Je suis satisfaite comme une fille de la ville qui prend peu le temps de faire des réserves, qui ne s’accorde jamais celui de cuisiner longuement, qui n’a pas la place pour entreposer un chaudron ni suffisamment d’espace sur les étagères pour aligner des bocaux. Dans ma vie urbaine je ne me préoccupe pas de sauver des premiers gels les tomates vertes poussées trop tardivement et de les transformer en chutney doré et pimenté. Dans ma vie urbaine j’achète tous les ingrédients dans des surfaces commerciales : chez moi, rien ne pousse, rien ne se cueille, rien ne se glane, rien ne se mange, ne se grignote, ne se goûte, ne se suce, ne se transforme, ne s’entrepose. Rien du tout.

     

    La maison qui se mange

    L’atelier de chutney me fait penser au dernier ouvrage de Clara Breteau sur les vies autonomes, où il est question de « maisons qui se mangent »*. À la lecture de l’expression, avant même de comprendre ce qu’elle entend par là, je suis assaillie par des images plus ou moins anciennes, celles d’abord de la famille Ingalls dans La Petite maison dans la prairie dont, enfant, j’ai scrupuleusement et passionnément lu tous les volumes, fascinée par la confection des bocaux, l’été, qui permettaient de survivre à l’hiver et au blizzard, mais aussi les images plus récentes liées à la lecture d’Un jardin dans les Appalaches de Barbara Kingsolver, où la romancière étatsunienne raconte le projet familial de vivre à la campagne en étant le plus locavore possible. Je pense aussi à un article récent rédigé par Alexandre Monnin où il décrit le monde contemporain « au prisme d’une yaourtière »**. Toutes images issues de mes lectures et non de mes souvenirs personnels (quoique la yaourtière, j’ai beaucoup donné fut un temps) Chez Clara Breteau, la maison qui se mange est un visage à double face. Côté pile, elle représente comment les humain·es engloutissent tout, aliments, matières premières, biodiversité. Hansel et Gretel lèchent leurs lèvres pleines de sucre, rassasié·es, comme des enfants pris sur le fait, qui n’ont pu s’empêcher d’avaler en douce tout le sachet de bonbons. Clara Breteau écrit : « Je me mis à voir dans ce conte une possible description de notre époque, une allégorie de la crise écologique offrant une variante sucrée et acidulée de cette idée que nous serions en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. »* Côté face, la maison qui se mange illustre à l’inverse l’autonomie alimentaire des vies centrées sur la subsistance. La maison de C et JF fait partie de ces lieux qui croulent sous une forme d’abondance vivrière : les piments et les herbes sèchent tête en bas dans la cuisine, sur le meuble ancien en bois qui sert de desserte, les tomates s’entreposent à côté des noix et des premiers potimarrons dans des céramiques vernissées. Dans les placards on trouve des bocaux et des confitures qui seront partagées avec les gen·tes de passage. La maison de C et JF me fait penser à celle de mon amie G où, en fonction des saisons, se découvrent dans les coins de la cuisine des fleurs de sureau en train de fermenter pour la réalisation de boissons capiteuses, de la pâte de coing sucrée, ni trop ni trop peu, dans des pots de verre, de la confiture de baies et fruits oubliés : cornouilles, amélanches, prunelles, nèfles, sorbes aux gouts étranges et toute la gamme des légumes potagers amoureusement entretenus tout l’été au moment où nos congénères filent à la plage, tournant le dos au feu qui dévore les pinèdes.   « Ce sont des maisons vivantes architecturées autour d’un monde organique, de ses interconnexions et capacités de renouvellement. […] Au sein de cette trame d’interdépendances, nourritures et habitats deviennent difficilement dissociables. Métabolismes habitants et habités s’entremêlent : à l’intérieur des maisons, le poêle est un ventre qui digère le foret après s’en être nourri. »***

    Ces maisons bonnes à manger, ce sont la plupart du temps des maisons de la réserve, qui enclosent la prodigalité de l’été dans des bocaux en verre Le Parfait. L’ethnologue Yvonne Verdier, dont je parle régulièrement ici, a commencé son travail de terrain par de l’ethnologie culinaire. (Il y a des terrains plus appétissants que d’autres, j’ai croisé un soir de fête des courges un anthropologue spécialiste des bringues, des fiestas et des bamboches, il roulait sa bosse depuis plusieurs décennies entre l’Ecosse et les carnavals occitans.) Yvonne, donc, s’est notamment intéressée aux processus de transformation des aliments et a prôné en son temps une « ethnologie de la réserve » qui « pourrait rendre compte de la tentation de se libérer des tyrannies saisonnières grâce aux techniques de conservation »****. Elle écrit : « Les armoires de nos campagnes sont pleines de bocaux que le temps, dit-on, bonifie et qui souvent pourrissent avant d'avoir pu être utilisés car ils doivent attendre une occasion exceptionnelle. Le contenu en est “super-succulent” et réservé aux repas de fête. Par la conserve on rêve d'intemporalité et c'est moins la saveur des haricots verts que l'on tient à préserver que le temps du mois de juillet. Cette victoire sur le temps, il convient de ne pas en abuser et les bocaux trouvent leur place sur la table de fête. »**** Mes carnets de notes s’emplissent des observations fines et des mots choisis par l’anthropologue. Décrivant le lieu où vit la « cuisinière » de Minot, celle qui cuisine pour les événements du village, elle écrit : « Devant la maison une entrée vitrée formant serre a été rajoutée et abrite une sorte de jardin d’hiver où les pots de fleurs s’étagent sur un escabeau : par le biais des échanges de boutures fait souche ici toute la flore nouvellement apprivoisée au village. »**** La maison qui se mange, la maison nourricière est aussi, me dis-je, une maison-bouture. Nous pourrions sans doute analyser les liens entre habitant·es d’un village en observant les circulations des bulbes, des boutures et des plants, une végétation qui rhizome de maison en maison. D’ailleurs C et JF font pousser des plants de plaqueminier et de poivrier du Sichuan qu’ils proposent ensuite aux autres villageois·es. J’aurais bien aimé qu’Yvonne soit toujours vivante et qu’elle choisisse mon village comme nouveau terrain, elle aurait su comprendre ses circulations secrètes et prendre le pouls d’une vie de village arborescente. Parlant toujours de la cuisinière de Minot, bûcheronne en dehors des saisons de banquet, elle analyse : « Voyageuse, vagabonde, telle est […] la bûcheronne-cuisinière (les fleuves, les canaux parcourus par les mariniers ont également favorisé l’apparition d’une cuisine originale, celle des mariniers, qui s’est développée le long des voies d’eau, s’arrêtant à l’abri des ports. On peut suggérer ici le parallèle avec cette cuisine bûcheronne, qui elle, suit les forêts. »****

     

    L'atelier de chutney

     

    Je tourne et retourne, brasse et rebrasse, il y a un tour de main à prendre, il faut faire un huit, me dit-on, pour que ça ne colle pas au fond, que ça ne caramélise pas. Pommes, oignons, tomates se mêlent à l’ail, aux raisins de Corinthe et aux épices : gingembre et piments. C a écrit : « du piment (selon goût) beaucoup ! » Ces injonctions me semblent contradictoires. Si l’on en met beaucoup, rajoute JF, on est moins tenté ensuite de finir le pot d’un coup, on goûte, on prend le temps, on met une pointe de chutney sur le bout de sa langue, on n’engloutit pas comme le feraient Hansel et Gretel, on savoure, ça pique un peu, comme il faut. Le chaudron est en plein vent, ça fume, ça bouillonne gentiment. Je m’amuse de nous voir toustes ainsi au-dessus du chaudron, comme les sorcières de Macbeth. Mais le bouillon n’est pas infâme, nous ne prenons pas grand risque, ici nulle cuisine du sang sur laquelle s’est penchée une autre anthropologue, Claudine Fabre Vassas, qui montre dans un article que « tout bouillonnement attire les forces maléfiques » et que, « proches des sorcières, les femmes travaillent environnées d’êtres démoniaques qui n’attendent pas que l’eau bout pour se manifester »*****. Une fois les marmites et chaudrons « vidés de leur contenu, [ils] s’emplissent d’êtres venus d’ailleurs qui semblent guetter le moment propice pour s’engouffrer dans leurs ventres et prendre avec eux possession du foyer »*****. Dehors, en plein air, du chutney plutôt que du boudin – ce serait alors effectivement une tout autre affaire -, nous ne sommes pas entouré·es d’êtres maléfiques, les poules seules caquètent autour de nous, espérant glaner quelques miettes. 

     

    L'atelier de chutney

     

    Make food not babies

    Mais si, lors du retour sur Paris, j’ai repensé à cet atelier de cuisine, ce n’est pas seulement parce qu’il était l’incarnation de la maison qui se mange, ni parce qu’il me permettait de penser à la disparition de la réserve dans nos modes de vie et à l’utilité de réintégrer cette dimension dans notre quotidien, ni même qu’il me faisait fantasmer une proximité avec des gestes sorciers et des contre-pratiques de cuisine. C’est parce que cet atelier de chutney était collectif, réalisé entre personnes n’ayant aucun lien de famille, de manière intergénérationnelle, sur la terrasse de la maison nourricière d’un couple gay. La maison qui se mange est pour beaucoup d’urbain·es un fantasme où s’actualisent les rêves d’autonomie et d’autroproduction pouvant être teintés de nostalgie pour des formes prémodernes de vie rurale. Mais comme l’écrit la sociologue Geneviève Pruvost, « l’enjeu n’est pas de réactiver des éléments de sociétés traditionnelles qui, pour vivre en circuit court comme on dirait aujourd’hui, n’en sont pas moins patriarcales »***. La sociologue oppose au « faire maison » ce qu’elle appelle « faire maisonnée »***. Pour les un·es, il s’agit uniquement de faire corps « avec de petit monde d’entités familières dont la mission prioritaire est d’être un refuge contre les assauts du fourmillement du monde »***, pour les autres il s’agit de s’ouvrir « à plus vaste que les relations que l’on entretient chez soi pour les siens »***. La maisonnée alors n’est pas un lieu de repli sur une cellule familiale nucléaire et hétéropatriarcale mais un espace « très circulant »*** ou l’on prend soin collectivement de ce dont nous avons besoin pour vivre, le « creuset de genres fluides, d’animaux totems et d’outils magiques »***. J’y vois le devenir-queer des ateliers de chutney mais aussi le devenir public des espaces habituellement privés. Sophie Lewis est une théoricienne féministe et marxienne à l’esprit bouillonnant, maitresse en bouturages de la pensée. Elle invite dans ses ouvrages et articles à repenser la famille et le travail de production en prenant au sérieux la nécessité de créer des perspectives utopistes. Dans une de ses dernières interventions, elle nous invite, à partir notamment d’une lecture iconoclaste d’Alice au pays des merveilles, à hériter des propositions architecturales d’une poignée de féministes utopistes du début du XXe siècle.

     

     

    La chercheuse architecte Dolores Hayden, dorénavant poétesse, s’était intéressée déjà dans les années 1970 à cet héritage dont la radicalité nous semble à chaque fois comme neuve. Dans un article célèbre, elle se penche sur deux figures de femmes au croisement des mouvements féministes et socialistes à tendance communautaire. Marie Stevens Howland et Alice Constance Austin se sont toutes deux investies entre la fin du XIXe et le début du XXe dans la fondation de communautés et ont tenté de repenser des architectures émancipatrices. Leur travail « émerge de la controverse idéologique sur une conception féministe des logements qui a animé les cercles réformistes aspirant au socialisme communautaire »******. Elles proposent de socialiser les espaces privés, qu’ils soient consacrés à l’éducation ou à la transformation de nourriture. Naissent ainsi des projets de maison sans cuisine et ce qu’on appelle le « Kitchenless movement ». 

     

    L'atelier de chutney

     Alice Constance Austin devant une maquette de kitchenless house, 1916.

     

    Cette architecture utopiste et féministe devait permettre de libérer les femmes d’un travail individualisé et de socialiser le travail nourricier. Peu mise en pratique, il subsiste de cette volonté de reforme et de politisation des modes de vie, des plans et maquettes prêtes à être utilisées pour une société réaménagée autour de nouveaux liens relationnels et un nouveau partage du travail. En ce sens, ces maisons kitchenless pourraient parfaitement s’intégrer à une société privilégiant la diversité des alliances à la reproduction. La formule de Donna Haraway, « Make kin not babies » nous invite à imaginer un monde favorisant les affinités communautaires, le soin, plutôt qu’une conception traditionnelle de la famille centrée sur une parenté exclusive et nucléaire.

     


     

    Je n’y vois pour ma part pas tant une injonction – d’autant que des babies, j’en ai fait - qu’une formulette magique : Make Kin, Make Kin, Make Kin. Fermez les yeux, répétez trois fois, regardez autour de vous, voyez avec qui approfondir des liens, personnes, enfants, vieux/vieilles, animaux, plantes, paysages…

    À la fin de l’atelier de chutney, tout le monde repart chez soi avec un bocal. JF a proposé de recommencer, il imagine des ateliers de cuisine à l’échelle du village. Il faudrait une cuisine collective en plein centre, à côté de la bibliothèque. Avec des étagères, des ustensiles, des chaudrons, des grands faitouts, des bocaux vides. Ce serait circulant et bouillonnant. Plein de vie et d’odeurs.

     

    Source des citations :

    * Clara Breteau, Les Vies autonomes. Une enquête poétique, Actes Sud, 2022.

    ** Alexandre Monnin, « Une yaourtière en forme de cosmogramme », M3, 2022.

    *** Geneviève Pruvost, « Écoféminisme, matières qui comptent et géopolitique de la maisonnée »,  préface à Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, Le passager clandestin, à paraître, 2023.

    **** Yvonne Verdier, « Pour une ethnologie culinaire », L'Homme. Revue française d'anthropologie, tome 9, n° 1, 1969. 

    ***** Claudine Fabre-Vassas, « La cuisine des sorcières », Ethnologie française, tome 21, n° 4, 1991.

    ****** Dolores Hayden, « Two utopian feminists and their campaigns for kitchenless houses », Signs, vol. 4, n° 2, 1978.

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :