• Bergère Turn

     

    Il y a quelques années, en fouillant dans les livres d'occasion de la ressourcerie d'Eymoutiers, Le monde allant vers…, je suis tombée sur le premier livre de la romancière Claudie Hunzinger, Bambois, la vie verte.

     

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    J'étais heureuse de cette trouvaille, à l'époque je faisais des recherches complètement bricolées sur les expériences communautaires des années 1970 et je m’intéressais aussi aux précurseur·e·s du mouvement de retour à la terre. Claudie Hunzinger et son compagnon s'étaient installé·e·s très tôt, dès 1964, à Bambois et s'étaient lancé·e·s avant d'autres dans l'élevage ovin. La lecture de ce texte m'avait  enthousiasmée. Il faut dire que Claudie avait du style, venue de la classe moyenne comme beaucoup d' installé·e·s, prof d'arts plastiques à Colmar, artiste, elle portait sur la vie rurale un regard tout à la fois descriptif, concis, puissant et poétique. Je me souviens particulièrement des pages consacrées à l'agnelage : « Puis les événements se précipitent : des triplés, des doublés. Descendre, faire cours, remonter à la nuit et doublés encore. Le dimanche 12, j'en tire au monde deux autres sous une ronde de regards. Le soir, ivre de sommeil et les bras épuisés d'avoir tenu tant d'agneaux, je me couche, le bonheur ponctué par les nouvelles naissances que m'annonce Pagel, dont c'est le tour de veille. »* Dans l'appart parisien minuscule où j’élèvais alors seule mes enfants, je ne m'endormais pas en comptant les moutons mais les agneaux qui naissaient. Je n’étais plus à Paris mais perdue dans la montagne vosgienne.

     

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    Photo de Françoise Saur, série "Le Re-cueillir", 2001-2002.

     

    Un passage du livre illustre alors parfaitement à mes yeux l'aspect palimpseste des expériences de retour et l'importance qu'y ont les moutons / brebis / chèvres. En 1965, le couple part au Contadour : « 1935. La mère de Pagel marche en sifflant à travers la montagne de Lure. Au Contadour, elle rejoint le groupe de Giono qui tente une expérience de retour à la terre. Dans mon enfance, dit Pagel, on me parlait de Giono et ses troupeaux m'ont suivi aussi, comme toi ceux de ton père. Nous voici au Contadour, trente ans plus tard. Le village est désert, en ruine. Nous poussons plus loin, nous enfonçons. Les premiers troupeaux sont ceux des nuages, infinis et moutonnants. Ensuite nous parviennent les sonnailles, puis le piétinement, l'odeur enfin d'un immense troupeau couleur de terre brulée. »* Une longue histoire d'héritage et de résurgence, de troupeaux à troupeaux. En faisant des recherches sur les années 1970, j'ai continué à voir des chèvres, des moutons et des brebis partout jusque dans les pages des magazines féminins de l'époque sur lesquels j'ai travaillé. La « bergitude » est alors à la mode et se porte avec un gilet de grosse laine qui gratte.

     

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     Photos tirées de 100 idées.

     

    Se diffuse au cours des années 1970 toute une esthétique développée par des femmes artistes et artisanes qui redécouvrent et mettent à l'honneur fils, laines, teintures végétales, à un moment ou la modernité transforme radicalement les paysages et les modes de vie. D'esthétique pastorale il est encore question dans le texte de Vincianne Despret et Michel Meuret s’intéressant aux relations entretenues entre berger·e·s et moutons : « Ce sont des choix qui résistent au monde tel qu'il est et qui engagent. (…) Ce sont des choix esthétiques. Le terme esthétique ne renvoie pas à l'idée d'une esthétisation de la nature ni à une vague nostalgie d'une harmonie qui se serait perdue, mais bien à l'idée d'un ordre au sens de la composition, au sens de façon de composer avec, d'un ethos des manières d'habiter un monde en train d'être détruit. »** On peut penser que ces différentes esthétiques se rencontrent autour de la fascination pour le travail pastoral, une esthétique de la composition d'un monde autre et une esthétique des formes et matières qui y sont associées. Ces derniers temps, les bergères semblent se multiplier. Et certaines d'entre elles écrivent. D'isolés sur mes étagères, les livres rédigés par des bergères peuvent maintenant constituer un rayonnage. Il y a dans ma bibliothèque comme un pastoral turn.

     

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    Les documentaires aussi se multiplient. Et c'est l'un d'entre eux qui est à l'origine de ce post. J'ai visionné récemment le film d’Elsa Maury, Nous la mangerons, c'est la moindre des choses. En tant qu'urbaine, végétarienne, mon philopastoralisme de surface pétri d'histoires de retour et de transhumances rêvées a tendance à occulter la réalité de l'élevage. Le regard perdu dans les images d'estives, j'évite de penser trop à la fin de vie des bêtes qui composent les troupeaux. Le documentaire d'Elsa Maury est entièrement consacré à la mort. Le regard s'accroche un instant à des images fortes et belles – femme puissante au corps à corps avec les animaux, accompagnement des brebis au moment de l'agnelage, sentiment que le dehors habite chacun des gestes – mais elles sont dans le film inlassablement accompagnées, précédées par des images macabres : celle de l'agneau mort-né, de la bête à l’abattoir, de la brebis blessée qu'il faut achever... Rapidement j'ai mis ma main devant mes yeux et j'ai arrêté le film pour reprendre mon souffle. J'ai eu besoin de faire diversion ou plutôt de comprendre : qui est la réalisatrice, qui est l'éleveuse, quel est le projet, où ça se passe ? En cherchant sur internet,  j'ai réussi à mettre à distance mon émotion et mon sentiment de répulsion totale. J'ai commencé à mieux respirer lorsque j'ai réalisé que la bergère faisait paître son troupeau pas très loin de chez nous. À cet instant je me suis dit que j'allais reprendre le visionnage du film. Les brebis paissaient de l'autre coté de la Séranne, elles étaient abattues au Vigan dans un abattoir repris collectivement par les éleveur·euse·s des alentours. Je pouvais à tout instant croiser la bergère sur un marché, dans un café, une librairie.

     

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    Ça ne rendait pas les scènes d'abattage plus faciles à regarder, ça ne simplifiait pas mon positionnement vis-à-vis de l'élevage mais je comprenais ce que je voyais : le paysage, la montagne en arrière-fond. J’ai même reconnu, en reprenant le film, la vétérinaire de l'Hôpital Faune Sauvage de Laroque, Marie-Claude Puech, son franc-parler, sa passion. Je comprenais la démarche de Nathalie la bergère et d'Elsa la réalisatrice. À Paris, nous sommes éloigné·e·s des lieux d'élevage et d’abattage. Je n'ai pas à me demander où sont tués les animaux. La viande arrive sous cellophane dans les supermarchés, il me suffit de ne pas y aller, de ne pas en manger. Mais en regardant ce film je me suis rendu compte que si je connaissais les éleveur·euse·s, leur manière d'accompagner les bêtes jusqu'au bout, que je croisais leur regard, leur corps qui se coltine la mort, ça déplaçait quelque chose. Tout est matérialisé et retéritorialisé. En même temps que je continuais à réfléchir à tout ça, je me suis mise à lire les numéros de Nunatak, « revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes ».

     

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    Deux articles du dernier numéro montre la dark side du métier de bergère. Tous deux sont « des témoignages de bergères salariées s'étant retrouvées dans des situations complexes qui brisent l'imaginaire que l'on se fait du métier »***. L'une est confrontée à une situation de harcèlement sexuel sur son lieu d'estive, l'autre décrit le paysage dans lequel elle fait pâturer le troupeau, à La Crau, bordé par les pollutions et l'industrie de l'étang de Berre.

     

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    Dessin de Célia, Nunatak, n°6***.

     

    On est loin des images esthétiques de 100 idées. Les récits et documentaires récents ne proposent pas d'ailleurs une jolie pastorale avec fleurs champêtres. Les bergères d'aujourd'hui déconstruisent le genre et les pratiques. Elles nous aident aussi à penser avec les moutons, comme le préconise Philippe Artières dans son dernier livre sur le Larzac. Parlant de la présence des brebis, il écrit : « Cette présence nous oblige : il nous faut abonner l’histoire humaine et tâcher de formuler ce qu’on pourrait appeler une “histoire animale”. On doit se demander non seulement ce que fut l’histoire des brebis du Larzac mais faire un pas de plus : tenter d’écrire selon une temporalité et un point de vue d’une autre espèce que la nôtre. »****

    Notre village est situé à proximité de paysages qui depuis l'Antiquité sont des terres de pastoralisme. Les brebis ne font pas seulement partie du décor, et même si nous ne mangeons pas leur viande nous ne sommes pas dédouané·e·s de penser aux implications de leur présence. Elles ont toute leur place en tout cas dans ce blog, aux côtés des champignons, des ossements d'ours, peut-être même vont-elles nous aider en nous fournissant les fils avec lesquels nous allons ravauder.

     

    source des citations :

    *Claudie Hunzinger, Bambois, la vie verte, Stock 2, 1973.

    **Vinciane Despret, Michel Meuret, Composer avec les moutons. Lorsque des brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre, Cardère, 2016.

    ***  Nunatak. Revue d'histoires, cultures et luttes des montagnes,  n°6, automne-hiver 2020/2021.

    ****Philippe Artières, Le Peuple du Larzac. Une histoire de crânes, sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis, La Découverte, 2021.


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