• Habiter en résistant·e·s

     

    Si je ferme les yeux je peux encore reconstituer la scène. J’entre dans la cabane au fond du jardin. Je suis petite, 4 ans peut-être. C’est là que mes grands-parents antiquaires entreposent tout un bric-à-brac. Comme mon grand-père est mort, la cabane n’est guère fréquentée. C’est peut-être un atelier. Il n’y fait pas noir parce que la cabane est vitrée, la lumière passe à travers les feuilles des arbres. C’est une lumière verte, mentholée. Au milieu du capharnaüm j’ai le souvenir distinct d’une machine à coudre, Singer sans doute, à pédale en tout cas. J’ai la sensation que quelque chose d’incroyable et de passablement effrayant peut arriver, comme tomber nez à nez avec ce grand-père qui vient de mourir. Mais j’ai surtout l’impression d’avoir pénétré de l’autre côté du miroir. L’image de cette cabane est attachée à un autre souvenir, celui de la lecture d’un conte de fées dans lequel un·e enfant pousse la porte en bois qui sépare le jardin de la forêt. La machine à coudre / la forêt. L’odeur du bois patiné, le fantôme de mon grand-père et la possibilité de la « merveille ».

     

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    https://www.terriwindling.com/

     

    Je ne sais pas vous mais moi je rêve régulièrement de maisons : alambiquées, labyrinthiques, avec « ultra-cave »* et greniers torturés. Je m’y perds, y vis des inondations – souvent - et des courses folles. J’habite en appartement depuis que j’ai quitté la maison parentale, mais dans mes rêves je fréquente des maisons à étages pleines de secrets. Je ne dois pas être la seule mais c’est un sujet que j’évoque peu avec mes ami·e·s. On devrait pourtant commencer par là : dis-moi quels sont tes rêves récurrents. Quand j’ai entamé il y a quelques années, des recherches sur les expériences communautaires, j’avais fini, de rétrécissement de focale en rétrécissement de focale, par décider de travailler sur une seule maison. Des communautés en France dans les années 1970, j’avais circonscrit la recherche aux communautés cévenoles, il y avait déjà de quoi faire, puis finalement mon attention s’était fixée sur la maison de Félix Guattari près de Monoblet. Je délirais une exposition du point de vue de la maison, son histoire longue, l’aventure communautaire, les mille-et-un récits de celles et ceux qui y étaient passé·e·s, les discussions politiques à l’ombre des arbres, les grandes tablées, les conflits, les baises, les gen·te·s de La Borde, les fous·folles, les marginaux·ales de Marseille…. Le point de vue de l’escalier, du chemin, de l’olivier, de la lumière d’été. Je voulais enregistrer des sons, des voix, retrouver les photos, les objets.

     

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    http://www.jeansegura.fr/gourgas.html

     

    Faire l’histoire matérielle d’un lieu. L’idée est toujours là. Comme toutes les autres d’ailleurs, celles des livres et des recherches en cours. Les idées de projets inaboutis se mêlent, finissent par former une matière aux rêves. « Pas fait », « Mal fait », « Bien fait », tout est équivalent nous disait Robert Filliou par ailleurs né à Sauve aux portes des Cévennes.

     

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    http://www.revue-proteus.com/articles/Proteus01-2.pdf

     

    « Pas fait », « Pas grave ». La maison de Guattari existe toujours et je continue à emprunter le chemin qui la borde. Si je faisais une topo-analyse comme nous y invite Bachelard, c’est-à-dire « l'étude psychologique systématique des sites de notre vie intime »*, j’inclurais l’étude des lieux imaginaires, des maisons dans lesquelles je n’ai jamais vécu mais qui me hantent quand même. Clairement ce n’est pas tant les maisons qui sont hantées que nous qui sommes hantées par elles. « Chacun·e devrait alors dire ses routes, ses carrefours, ses bancs. Chacun·e devrait dresser le cadastre de ses campagnes perdues. Thoreau a, dit-il, le plan des champs inscrit en son âme. »* Je rêve d’une topo-analyse des lieux de luttes mais aussi des espaces dans lesquels les décisions sont prises, les joies partagées, les regards échangés, les discussions vives. Une topo-analyse des maisons de vacances, des lieux d’été, des rencontres estivales où se construisent aussi les affinités militantes.

    J’ai cité Bachelard à l’ancien propriétaire de notre maison le jour où nous l’avons visitée. Je ne sais plus à quel propos mais le lieu s’y prêtait. Très vite ça a matché entre nous et cette maison et sans recours à aucun algorithme. Encore habitée, elle donnait à voir la vie des ancien·ne·s propriétaires. La famille du peintre et typographe Jacques Daniel. Des toiles étaient accrochées partout, sur les murs de chaque pièce et du salon au plafond haut. Tout en la visitant, en essayant de nous projeter, Philippe  nous racontait la vie de son père et nous sentions que nous n’achèterions pas seulement une maison mais aussi son passé. Le couple Daniel a acheté la maison à la fin des années 1970 à un autre couple qui travaillait pour la Radio-télévision scolaire, lui en tant que réalisateur, elle en tant qu’inspectrice de l'éducation nationale. D’abord maison secondaire, elle est devenue ensuite maison principale où était entreposée une vie entière à peindre. Lors de la visite, le fils des époux Daniel nous a expliqué comment son père avait été résistant pendant la guerre, comment il avait réalisé des faux papiers à Paris, ça nous en avait imposé et nous convenait plutôt bien. Sur internet, voulant en savoir un peu plus je lis sur sa fiche wiki : « Il avait 24 ans en 1944 et appartenait à un groupe de FTP. Maquettiste de profession, il s'était spécialisé dans la confection de faux papiers. Lorsque débuta l’insurrection parisienne, aidé de son jeune frère Michel, apprenti lithographe, il réalisa une affiche appelant, en août 1944, les Parisiens à se soulever contre les troupes allemandes : "Les Francs-Tireurs et les Partisans français ont versé leur sang pour le peuple de Paris." Jacques et Michel Daniel investirent une imprimerie de la rue de Charonne qui avait beaucoup travaillé pour la propagande allemande et firent imprimer l'affiche qui fut aussitôt placardée sur les murs de Paris alors que les combats continuaient. »

     

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    Affiche de Jacques Daniel (1944).

     

    Je trouve aussi cette biographie : « Daniel Jacques (F.F.I.). Réfractaire au S.T.O., entré dans la Résistance. Novembre 1943, a fabriqué des tracts, des cartes d'identité, de faux cachets et tampons, des affiches. Affecté à l’état-major de la XIIe Région des F.T.P.F., à continué son action pendant l'insurrection nationale en tant qu'agent de liaison. Bel exemple de courage et d'abnégation. » Habiter la maison d’un ancien FTP qui faisait des faux papiers et des affiches d’appel à la mobilisation nous oblige quelque peu ou du moins ajoute de l’épaisseur à la topo-analyse telle que je l’imagine ; non point simplement une histoire intime des espaces mais une histoire croisée entre l’histoire et l’esprit d’un lieu et les manières sensibles et politiques d’habiter. Comme l’écrit Bachelard, « la maison n’est pas qu’un corps de logis. Elle est un corps de songe »*. Alors même que Jacques Daniel a réalisé ses  faux papiers dans des imprimeries parisiennes du 11e arrondissement, très loin des Cévennes, je ne peux m’empêcher d’y penser en rangeant tout ce qui est entreposé dans la série de caves voutées et un autre passage de Bachelard me revient, consacré aux « ultra-caves »*, notamment celles présentes dans le roman L'Antiquaire d'Henri Bosco. Dans ces lieux obscurs, « on y médite des secrets ; on y prépare des projets. Et l'action, sous la terre, chemine. Nous sommes vraiment dans l'espace intime de menées souterraines »*. Ce pays de caves et de grottes où se sont planqué·e·s les Camisard·e·s – on raconte aussi qu’iels passaient de cave en cave dans les villes et villages - est par excellence celui des « menées souterraines »*. L’expression est belle. Nous tâcherons d’en être à la hauteur. 

     

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    * source des citations : Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, PUF, 1957.


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