• La Fabrique : entrée en matières


    On ne choisit pas les lieux où nous habitons en fonction de leur passé. Enfin pas souvent. Sinon, sans aucun doute je vivrais actuellement à Gourgas, près de Monoblet, dans la maison achetée par Félix Guattari à la fin des années 1960. Mais aux alentours de Monoblet, nous n’avons rien trouvé. Nous avons acheté ici par hasard. Bien sûr, l’ancien propriétaire nous avait touché deux mots du passé, du présent. Mais j’écoutais à peine, je regardais les murs, le toit, les câbles électriques, la superficie, le chauffage, le terrain, les pierres, les pierres, les pierres. Et puis très vite, l’histoire nous a rattrapé·e·s, celle de la maison en partie, découverte en signant le compromis de vente, mais surtout celle du village, enfin des bribes, des noms. La Fabrique par exemple. Je souhaite commencer par là. On pourrait bien sûr débuter ce blog en parlant de l’inondation encore dans toutes les mémoires et qui marque le paysage, ou bien de la pollution, de l’histoire des mines, de la cascade, des Causses, des grottes. On en parlera bien sûr. Mais je voulais commencer avec La Fabrique. Avec le rêve, l’enfance, la fabulation et l’aventure collective.

    En 1971 Jean-François Laguionie, alors âgé de 33 ans, quitte Paris pour Montpellier avec sa compagne Kali Carlini et leurs deux enfants, et arrive finalement un peu plus tard dans le village. Il a déjà réalisé 5 courts métrages dont La Demoiselle et le Violoncelliste en 1964, Une bombe par hasard en 1969, Plage privée en 1971. Iels se lancent dans la rénovation d’une vielle bâtisse dans les hauteurs, « à mi-pente du vallon qui descend vers la rivière »*. Ce départ de la ville en 71 a beau être dans l’air du temps, Laguionie ne l’attribue pas aux conséquences de mai 68 : « Nous avons Kali, et moi, une culture politique à peu près nulle, 1968 n’est pas si loin mais notre fuite n’avait rien de philosophique. Un refus paisible de la société de consommation. Notre vie était plus belle ainsi, tout simplement. »* N’empêche, le couple de fuyard·e·s sera rejoint par d’autres à partir de 1979 : Nicole Dufour et Bernard Palacios laissent Annecy derrière elleux et l’atelier de cinéma d’animation auquel iels ont participé et rejoignent Laguionie. Puis c’est au tour de Claude Luyet, réalisateur suisse, Henri Heidsieck, Marie-Christine Campana, Barbara Heider, Claude Rocher. Enfin Émile Bourget. Ces artisan·e·s de l’animation s’agrègent et se lancent collectivement dans un projet de long métrage : Gwen et le Livre de sable.

    « Comme si le plus important est d’être ensemble sur une même histoire, loin des villes et des comptes à rendre, un peu égarés, oubliés presque et heureux de l’être. Je crois que pour certains, et sans le dire, il y a le désir de faire une parenthèse dans leur vie. »*

    Fin des années 1970, début des années 1980, effectivement la décennie tumultueuse se termine, le monde change. Alors que le capitalisme est en ordre de bataille pour recycler les espoirs de mai, ça continue à fuir de toute part. Les installations se poursuivent mezzo voce dans les espaces ruraux. L’aventure de La Fabrique n’est pas du même ordre mais quand même : « Une grande bâtisse abandonnée au bord d’une jolie rivière (…) une ancienne magnanerie, doublée d’un moulin pour le bobinage du fil »* est recyclée à son tour en lieu de fabrication de dessins animés, puis en structure de création et de production.

     La Fabrique : entrée en matière

    « La bâtisse comporte trois grands niveaux de cent mètres carrés . L’un d'eux peut nous accueillir, il y a peu à faire pout le mettre en état. Et nous ne sommes qu’une poignée, l’espace est suffisant. Depuis le pont, quatre inconnus contemplent la grande façade éclairée par le soleil, au son de l’eau qui coule au-dessous »*

    Aujourd'hui, le pont a disparu, c’est une autre histoire, bien plus récente. L’activité a pris fin dans le studio de création et de production de dessins animés. La bâtisse accueille pour le moment toutes les œuvres du peintre et typographe Jacques Daniel rassemblées par son fils Philippe après la vente de la maison familiale. Des centaines de toiles sont posées au sol les unes contre les autres au milieu de ce qui reste de La Fabrique. Deux histoires du passé. Pêle-mêle. En attente. D’un travail mémoriel, d’archivage, d’historien·ne·s… En attente d’être reprises à leur tour (Bernard Palacios et Nicole Dufour continuent leur travail minutieux, une exposition vient d’avoir lieu à Alès sur La Fabrique, malgré le confinement ; Philippe Daniel a le projet d’écrire un livre sur son père…). Et nous, dans la maison vide des Daniel, nous commençons autre chose.

     

    * source des citations : Jean-François Laguionie, Gwen et le Livre de sable (livre/DVD), La Traverse/Les éditions de l'Œil, 2019.


    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :