• La mâle Cévenne


    C’est un mail d’une amie chère qui m’a donné l’impulsion de ces recherches. Réagissant aux installations des unes et des autres, elle soulignait les transformations de nos vies qu’elle résumait ainsi : « des émeutes et des graines. » Elle proposait d’acter ce tournant dans notre petit groupe de lectrices : « Du coup, on pourrait aussi se donner de nouvelles lectures : autour de la prise de terres d’hier et d’aujourd’hui. Il y a plein de trucs à puiser dans les sociétés paysannes, des lectures à faire sur le lien à la terre, sur l’inventivité foncière des sociétés humaines. »  Cette proposition fut pour moi à l’origine d’une boulimie de lectures sur les Cévennes. J’ai bien sûr cherché tant que faire se peut et par habitude des textes écrits par des femmes. Presque en vain jusqu’à aujourd’hui. En revanche j’ai rapidement rencontré l’utilisation du terme Cévenne au singulier féminin : la Cévenne. À la disparité des espaces cévenols, des terres lozériennes au pays viganais en passant par Alès, Anduze et Ganges, certains, écrivains, historiens, anthropologues, semblaient particulièrement goûter l’usage du singulier, autant pour délimiter parmi ces paysages aux frontières incertaines le cœur « authentique », unique, du pays que pour féminiser encore davantage une terre d’élection.

    C’est Stevenson, semble-t-il, qui « anticipe l’apparition du terme Cévenne au singulier, qu’André Chamson popularisa, après son utilisation en 1907 par l’excursionniste Henri Boland pour désigner les “Cévennes des Gardons” ». C’est en effet autour de ce petit espace des “serres et des vallats”, et depuis Stevenson, que s’accomplit le processus d’unification et de singularisation d’un territoire “Cévennes”, à partir d’un ensemble de traits à la fois géographiques, paysagers et culturels. »* D'Henri Boland à Jean-Pierre Chabrol en passant par André Chamson, c’est la même invitation à s’aventurer dans « la cévenne des cévennes », à suivre les cours palpitants des gardons. Ce faisant, « les écrivains de la Cévenne »* construisent un paysage littéraire, participent de la mise en littérature d’un espace géographique, produisent du texte, des images, un imaginaire qui influencent jusqu’au tracé des chemins. À leur croisée justement, vous hésitez encore, prendre à gauche le GR de Stevenson bien balisé, à droite les sentiers plus intimes sous les châtaigniers qui conduisent sur les traces de L'Épervier de Maheux, plus loin du côté de Chamborigaud le chemin des Rebelles de Jean-Pierre Chabrol. 

     

    La mâle Cévenne

    « Jean-Pierre Chabrol ». Dessin de Flip.

    La mâle Cévenne

     

    Dans tous les cas et assez rapidement, il faut vous rendre à l’évidence : l’entrée dans le paysage sera de toute façon masculine. Vous irez dans les pas de monsieur Untel Camisard, chercherez à reconnaître tel mas où vivait tel personnage de monsieur Untel Écrivain, pénètrerez dans une grotte camisardisée décrite par monsieur Untel Historien… Vous êtes loin ici de la Puisaye de Colette et du Berry de George Sand, ces rares terres que les opérations de patrimonialisation ont associées à des vies d’écrivaines. Ici, comme souvent et partout quand il s’agit de faire se rencontrer littérature et paysage, vous entrez dans une mâle description des attachements aux territoires. C’est d’ailleurs le constat réalisé par Martin de la Soudière dans Arpenter le paysage. Ce livre propose de suivre quelques passeurs et autres « gardiens de territoires ». « En toute région, en effet, on peut rencontrer des personnages, parfois des figures, qui veillent sur un même et unique lieu. (…) On pourrait les appeler les “travailleurs du dehors”. On en a posté certains, c’est leur métier, à des points stratégiques. »** Parmi les gardiens postés dans le livre de Martin de la Soudière : Jean-Loup Trassard, André Dhôtel, Julien Gracq, Philippe Jaccottet… entourés de géographes, botanistes, peintres, cartographes, grimpeurs. Dès le début du livre, de la Soudière s’excuse de ne pas mobiliser des textes, poèmes, récits sur le paysage écrits par des femmes. À sa suite et après avoir cherché aussi des écrits de femmes, je pourrais être tentée de penser de manière complétement anhistorique que, bien que naturalisées, les femmes - en France, la situation dans le monde anglo-saxon est tout autre - semblent ne pas arpenter le dehors ou tout du moins ne pas écrire sur cette expérience. Nul doute qu’il existe en réalité des ethnopoétesses, des géopoetesses pour utiliser le terme de Kenneth White, même si elles sont extrêmement minoritaires ou minorisées. À défaut d’avoir déniché une Nan Shepherd cévenole, je voudrais ici et dès maintenant parler d’Adrienne.

     

    La mâle Cévenne   La mâle Cévenne

    Nan Shepherd, poétesse écossaise, autrice de La Montagne vivante.

     

    Adrienne Durand-Tullou n’est pas une poétesse de grand vent, elle participe de cette culture d’érudition locale et de sociétés savantes dont les membres des réseaux couvraient les territoires et consignaient avec minutie leurs observations et recherches.

    La mâle Cévenne

    Adrienne Durand-Tullou

     

    Née en 1914, institutrice, elle fut envoyée juste avant la Seconde Guerre mondiale sur le causse de Blandas, où elle put mettre à profit ses connaissances en spéléologie, préhistoire, anthropologie. (Comment les avait-elle acquises ? Quel était son parcours intellectuel ? À quels cercles participait-elle ?) Elle passa sa vie à enseigner et à arpenter le causse, ses grottes, son histoire, prit des notes sur la vie quotidienne, fouilla dans les archives, écrivit de nombreux livres d’histoire locale. C’est aussi ce que fit Georgette Milhau, née un peu plus tard en 1923, autrice d’un roman jeunesse et d’un livre sur le même causse et le cirque de Navacelle, représentante elle aussi d’un milieu d’érudits et d’historiens locaux. On ne sait pas grand-chose d’elle si ce n’est qu’elle est la « fille de », en l’occurrence d’un instituteur savant qui accueillait chez lui régulièrement des géographes, universitaires travaillant à Montpellier ou plus généralement dans le Sud, s’intéressant à ces « terres pauvres ».

     

    La mâle Cévenne

     

    Coincé entre le grand causse du Larzac - notamment sa partie méridionnale - et la Séranne, le causse de Blandas, qui prolonge le petit causse de Campestre et qui borde les gorges de la Vis, n’est pas le plus connu des Causses malgré la présence du cirque de Navacelle qui attire en été nombre de touristes. Peut-être à cause de cette position excentrée, de son apparente modestie (pas de cité templière, pas de lutte historique, pas de patrimonialisation outrancière, de storytelling imposé, pas de GR nationaux, à peine quelques cromlechs…), il y a comme une évidence à ce que ses spécialistes soient des femmes.

    Eloigné·e·s de La Cévenne des écrivains, c’est sous le causse d’Adrienne que nous habitons. Ça tombe bien quand même.

     

    source des citations :

    *Karine-Larissa Basset, Jean-Noël Pelen, « L’édification d’un “parc imaginaire” des Cévennes : Littérature, patrimoine et aménagement du territoire dans le sud du Massif-Central », Territoire en mouvement. Revue de géographie et d’aménagement, n° 31, 2016.

    *Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Anamosa, 2019.


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