• Reclaim les sorcières du Larzac

     

    Dans la préface qu’elle a rédigée pour la réédition du livre de Camille Ducellier, l’activiste néopaïenne Starhawk souligne la réticence – on pourrait même parler de malaise profond - des Français·es devant les bricolages politico-spirituels pratiqués aux États-unis et dans de nombreux autres régions du monde. Et cela en dépit de ressources culturelles, territoriales qui feraient pâlir d’envie n’importe quelle sorcière urbaine de la côte Ouest : « Je me serais attendue, écrit-elle, à ce que la France soit un terreau fertile pour une approche féministe de la spiritualité, qui prenne en compte à la fois la nature et le corps. La France – avec ses grottes paléolithiques ornées de plis vulvaires, ses nombreuses Vierges noires, ses menhirs et ses dolmens, le riche héritage de ses contes de fées et de ses traditions populaires, avec ses guérisseuses et guérisseurs traditionnel·le·s qui pratiquent toujours dans des villages reculés, avec sa réputation de savoir apprécier ces valeurs centrales de la spiritualité païenne : le sexe et la nourriture ! »* 

     

    Reclaim les sorcières du Larzac
    Plis vulvaires gravés dans une grotte de Fontainebleau (env. - 20 000). Photo d’Émilie Lesvignes.

     

    Elle invite par ailleurs les lecteur·ice·s de Camille « à plonger profondément dans [leur] riche héritage et, à partir de là, à créer des formes nouvelles d'art, de poésie, de chanson, de rituels, de mouvement social et de pensée politique »*. En réaction aux accusations d’appropriation culturelle portées au mouvement New Age, le groupe Reclaiming auquel participait Starhawk a préféré en effet chercher, enquêter sur les racines européennes de ses membres plutôt de que de se réapproprier les divinités et pratiques spirituelles des peuples autochtones** . Avec la même précaution à ne pas s’approprier les histoires des habitant·e·s des Premières nations,  Sylvia Linsteadt se demande, à partir de la Californie du Nord où elle vit, quelles histoires raconter et acclimater aux terres qui l’entourent et elle propose d’hybrider le fond européen des contes à la végétation nord-californienne, comme si Blanche-Neige se cachait dans une cabane au bord de l’Océan Pacifique et qu’elle ne croquait pas dans une pomme mais dans un coquillage qu’elle aurait péché le matin  (Profitons d’ailleurs de cette réécriture pour modifier tout ce qui est profondément patriarcal dans ce texte, la belle pourrait être réveillée par un baiser inter-espèce qui célèbrerait un nouveau type d’alliance). « Que se passerait-il si nous retournions les vieilles comptines enfantines et les contes féeriques que nous connaissons toutes et tous en créatures férales, que nous les relâchions sur de nouvelles terres pour qu'elles s'enracinent avec les glands tombés des chênes ? » Elle continue : « Et je me demande si les histoires que mes ancêtres ont apportées avec elleux dans leur sang et contées au moment du coucher – les irlandaises, les russes, les anglaises et les allemandes – peuvent également trouver sur ces terres une nouvelle demeure sauvage. »***

    Pour donner du souffle aux nouveaux récits que nous sommes nombreux·ses à vouloir raconter, nous mobilisons volontiers les matériaux qu’offrent d’un côté la SF, la spéculation, de l’autre l'histoire, le passé. À la suite d’Ursula Le Guin, celles et ceux qui spéculent et racontent se reconnaissent entre elleux grâce au carrier-bag qu’iels portent et remplissent au gré des balades dans les champs d’avoine, les friches des villes, les sentes pierreuses des volcans, les profondeurs des gouffres ou encore les voyages dans le temps, des années 1970 au néolithique. 

     

    Reclaim les sorcières du Larzac

    Page du livre Stone Telling (Verlag für moderne Kunst, 2019).

    Reclaim les sorcières du Larzac

    Afra Eisma, "Ursula K. Le Guin, Carrier bag of theory fiction", 2020.

     

    C’est ainsi que j’essaie dès que j’en ai l’occasion de ramasser dans mon filet à provision des histoires locales, des proverbes d’ici, des histoires patinées comme dirait Sylvia Linsteadt.

    Dans les Cévennes on dit souvent que le protestantisme a effacé le fonds d’histoires plus anciennes et a imposé un grand récit camisard qui recouvre toute chose. Je ne sais pas encore si cela est vrai. Il va me falloir sans doute déjà digérer cette imposante matière camisarde – comme on parle de la matière de Bretagne - pour parvenir à entendre d’autres types de récits. Aussi suis-je contente de trouver sur le Larzac – certes et justement ce ne sont pas les Cévennes - une histoire de sorcières gallo-romaines qui m’avait jusque-là complétement échappée. Je dois cette découverte à Philippe Artières qui dans son dernier livre propose une histoire longue et épaisse du Causse – la réussite ou non de cette entreprise fera sans doute l’objet d’un texte en son temps - et évoque sur quelques pages la découverte dans les années 1980 d’une plaquette de plomb sur laquelle figure un texte magique rédigé en gaulois. J’ai tenté de mieux comprendre cette histoire de pratique magique féminine, trop peu développée à mon goût par Artières, et qui reste jusqu’à aujourd’hui assez obscure.

     

    Reclaim les sorcières du Larzac

    Reclaim les sorcières du Larzac

     Fouilles à La Vayssière, entre 1980 et 1986.

     

    Partons donc sur le Causse, un sac fourre-tout à l’épaule, et choisissons une première focale temporelle. 1981. Alain Vernhet, archéologue, chargé de recherche au CNRS entame des fouilles à côté de L’Hospitalet-du-Larzac à 25 km de Millau. Grand connaisseur de la région, il vient de passer dix ans en tant que directeur du chantier de la Graufesenque, à quelques kilomètres de ce nouveau site. L’équipe qui l’entoure semble composée d’amateur·ice·s. Le lieu a déjà été fouillé au début du XXe siècle par l’abbé Hermet ; cette fois il s’agit d’une fouille de sauvegarde d’une importante nécropole menacée par des travaux agricoles. À proximité on trouve un ancien village d’étape sur l’ancienne voie romaine - elle-même recouvrant une ancienne route gauloise. Plusieurs histoires se croisent déjà ici : celles des populations parcourant le Causse avant l’invasion romaine, des sociétés gallo-romaines qui leur ont succédées, celle des érudits locaux qui ont découvert le site à la fin du XIXe siècle, au début du XXe, les archéologues qui le redécouvrent en ce début des années 1980 à l’époque où Mitterrand renonce à l’extension du camp militaire. Le Causse est traversé alors par des nationales et l’aménagement de l’A75 n’est encore qu’un projet. La fouille se fait en plein champ et se déroulera jusqu’en 1986. Dans une des cent-quinze tombes datant des deux premiers siècles, Vernhet et son équipe trouvent une sépulture composée de mobilier funéraire et de nombreux vases qui permettent de préciser que la tombe a été creusée entre 90 et 110 ans après J.-C. Sur l’urne cinéraire, les archéologues trouvent « en guise de couvercle, soigneusement posés l’un sur l’autre, les deux morceaux d’une plaque de plomb opisthographe » protégeant « une poignée d’os humains brûlés »****. Cette plaque connue depuis comme « le plomb du Larzac » est une tablette de defixio ou d’envoûtement comme on en trouvé de nombreuses (environ 2000) de la Grèce à l’Angleterre depuis le VIe siècle avant J.-C. jusqu’au VIe siécle après J.-C., signe que cette pratique de magie gréco-romaine s’est poursuivie jusqu’au haut Moyen Âge. La tablette de la Vayssière a de nombreuses particularités : elle fait notamment partie d’un ensemble de trois tablettes écrites en gaulois, avec celle de Chamalières et celle de Chartres trouvée plus récemment. À ce titre cette découverte a joué un rôle important pour les chercheur·euse·s en langues anciennes et les quelques textes écrits à son propos concernent essentiellement cet aspect. D’autres spécificités sont particulièrement intéressantes : on trouve sur la plaquette deux types d’écriture différents, ce qui prouve l’intervention de deux scripteurs·euse·s se renvoyant/défaisant les malédictions . D’autre part les personnes concernées sont des femmes et peut-être plus précisément un ou des collectifs de sorcières/magiciennes.

    Enfonçons-nous plus profondément dans le passé du Causse et retrouvons-nous au tournant du Ier siècle de notre ère avec, toujours en bandoulière, ce cabas d’osier tressé qui nous sert de sac à histoires. Nous y avons déjà mis un groupe d’archéologues, un champ de blé transformé en lieu de fouille, une voie gauloise romanisée, des sépultures et une tablette de plomb manifestement magique. Pierre-Yves Lambert, spécialiste de la langue gauloise, nous aide à nous représenter ce qui a pu se passer : « Un groupe d’une douzaine de femmes avait fait agir une sorcière, Severa Tertionicna, pour jeter de mauvais sorts sur une personne et pour influencer des juges dans un procès contre elle. Cette personne, pour retourner les mauvais sorts jetés contre elle par le groupe des femmes et leur sorcière, écrit sur la plaque de plomb un message adressé à la déesse Adsagsona et dépose ce message dans une tombe (peut-être la tombe de Severa ?) pour qu’il parvienne à la déesse. Une deuxième personne, ayant connaissance de ce message et croyant à la puissance magique de la plaque, la déterre, efface une partie des premières inscriptions, adresse à son tour un message vers les Enfers pour se libérer d’autres magies et replace la plaque dans la tombe où elle était enfouie.»*****

    Je ne sais pas si vous y voyez plus clair. L’affaire est quelque peu embrouillée, racontée souvent avec de nombreuses variantes d’interprétation. Pour mieux saisir vous voulez vous reporter à la traduction. Vous avez devant les yeux des plaques de plomb sur lesquelles est écrit un texte retranscrit initialement de cette façon en 1985 par une équipe entourant Michel Lejeune et qui sert de référence à Artières :

    « En ceci ici,

    des femmes magiciennes

    les noms féminins (ou : infernaux ?), à part,

    par voyance de voyante marquante

    de ces magiciennes ici. -

    Que l’atteignante place (procure),

    sous le monticule de la tombe (ou : sous le regard ?).

    Severa Tertionicna,

    comme agissante et jeteuse de sort

    d’elles (contre elles). - 

    Dehors et dedans (entièrement)

    quand elles seront marquées

    que tu lies les mauvais présages de sort

    parmi (leurs) noms. -

    Est ici

    la troupe féminine (l’infernalité)

    des magiciennes :

    Banonia fille de Vlatucia

    Paulla femme de Potitos

    Vlatucia mère de Banonia,

    Iaia fille d’Adiega,

    Potita mère de Paulla

    Seuera fille de Valens,

    femme de Paullos,

    Adiega mère d’Aia,

    Potita femme de Primos,

    fille d’Abesia »**** 

    Plus récemment et alors qu’il faisait partie de l’équipe de la première traduction, Pierre-Yves Lambert en a proposé une nouvelle :

    « Fragment 1a : “Envoie le charme de ces femmes contre leurs noms (qui sont) ci-dessous ; cela (est) un charme de sorcière ensorcelant des sorcières. Ô Adsagsona, regarde deux fois Severa Tertionicna, leur sorcière de fil et leur sorcière d’écriture, qu’elle relâche celui qu’elles auront frappé de défixion ; avec un mauvais sort contre leurs noms, effectue l’ensorcellement du groupe ci-dessous…”

    Suit une liste d’une douzaine de noms féminins  se poursuivant sur l’autre face  puis :

    Fragment 1b, l. 6-7 : “Que ces femmes ci-dessus nommées, enchantées, soient pour lui réduites à l’impuissance.”  

    Fragment 2a, l. 3-10 : “Tout homme en fonction de juge, qu’elles auraient frappé de defixion, qu’elle annule la défixion de cet homme ; qu’il ne puisse y avoir de sorcière par l’écriture, de sorcière par le fil, de sorcière donneuse, parmi ces femmes, qui sollicitent Severa, la sorcière par l’écriture, la sorcière par le fil, l’étrangère.”

    Fragment 2b, l. 1-6 :  “Aia, Cicena, qu’elle n’échappe pas au mal de l’ensorcelée, si elle est en enfer, ou qu’elle soit ensorcelée par le fil, si elle est (encore) visible.” »*****

     

    Reclaim les sorcières du Larzac

    Dessins de Pierre-Yves Lambert.

     

    Vous voilà donc en train d’essayer de comprendre des formules de malédiction dans une affaire de procès où une plaignante du 1er siécle après J.-C. semble vouloir retourner contre un groupe de femmes dont des sorcières les sorts que ces dernières ont jetés. Comme vous n’y connaissez strictement rien en langue gauloise, que votre intérêt pour l’épigraphie est certainement comme le mien tout relatif, nous n’irons pas plus loin dans la compréhension du texte. Mais vous vous retrouvez quand même avec une drôle d’histoire dans votre besace. D’autant que d’après Michaël Martin, les pratiques de defixio sont en réalité le plus souvent orchestrées par des magiciens hommes, des sorciers, et que les femmes y sont rares et dans une proportion inverse à leur place - sous les traits de sorcières féminines - dans la littérature antique. Cette consoeurie de sorcières du Larzac semble tout à fait exceptionnelle. « Il s’agit (…) d’un document mentionnant expressément cette “magie de femmes” dont les textes irlandais mettent en évidence la nature maléfique. »**** La tablette fait pénétrer dans un monde de magie féminine qui était alors invisible aux yeux des chercheur·euse·s et témoigne d’une pratique syncrétique gallo-romaine qui s’adresse à une déesse gauloise des enfers plutôt qu’à Déméter ou bien à Hécate.

    Découvert au cours des années 1980, le plomb du Larzac n’a pas connu de réappropriations féministes, spirituelles et militantes – en tout cas pas à ma connaissance, il faudrait voir ce qu’il en est localement. Connu dans le champ de l’archéologie gallo-romaine et dans celui de l’étude de la magie antique, utilisé, quoique modérément, par le tourisme régional, le plomb du Larzac reste une découverte locale. Qu’auraient pu en faire des féministes culturelles cherchant à se créer des généalogies ? Il est moins facile de se réapproprier des tablettes de malédictions exercées entre femmes que des sorts jetés à la tête des puissants. Néanmoins, comme ces sorcières/magiciennes apparaissent ici non pas en tant que victimes – comme c’est généralement le cas dans les autres tablettes de defixio - mais comme groupe constitué, il est facile d’imaginer les intégrer à une généalogie de sorcières puissantes. Pour les premier·e·s commentateur·euse·s de la tablette : « Notre tablette est le premier document qui donne une information sur l’organisation, le recrutement, la perpétuation d’une corporation de magiciennes. Les secrets des pratiques magiques se transmettent d’une sorcière experte à une femme plus jeune qu’elle initie, qu’elle s’associe et qui un jour lui succédera ; en langage magique, l’une, l’enseignante, est la “Mère”, l’autre, l’enseignée est la “fille”. »**** Je ne sais si cette explication est toujours retenue comme plausible. La liste des prénoms, Banonia, Vlatucia, Paulla, Iaia, Adiega, Potita, Seuera, Valens, Abesia, Aia, renvoie donc à une forme de coven gallo-romain dont les noms des participantes nous ont été soudainement révélés dans les années 1980. Cette liste n’est pas sans rappeler celle des prénoms des Guérillères de Monique Wittig, bien que ceux-ci aient été empruntés à différents stocks lexicaux comme on peut le voir dans cet extrait : « VOLUMNIE YAO SHAGHAB OPPIENNE LUCIE AUDE HEDVIGE LEONE AGNÈS TAMARA FRANCE AHON SORANA RUZENA SALLY SU-YEN KIUNG TERESA. »******

    À la célèbre phrase de Wittig, « Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. »******, on pourrait ajouter « ou, à défaut, creuse, fouille pour ramener à la surface les noms de celles dont on n’a pas conservé de traces » : les sorcières de fil, sorcières d’écriture, ravaudeuses et jeteuses de sort à qui on pourrait faire appel aujourd'hui contre les projets inutiles, l’artificialisation des terres, l’installation des entrepôts Amazon…

     

    Reclaim les sorcières du Larzac

    Nancy Spero, « Greek and Roman », 1993.

     

    Source des citations :

    * Starhawk, « Préface : Féminisme divinatoire : en avant ! », in Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire, Cambourakis, 2018.

    ** Pour une position plus détaillée et complexe sur la question de l’appropriation culturelle dans les mouvements politico-spirituels voir Starhawk, « L'appropriation culturelle », in Quel monde voulons-nous ?, Cambourakis, 2019.  

    *** Sylvia Linsteadt, « Turning our fairy tales feral again », The Dark Mountain Project, 28 mars 2013. 

    **** Michel Lejeune (dir.), Le Plomb magique du Larzac et les sorcières gauloises, Éditions du CNRS, 1985.

    ***** Pierre-Yves Lambert, La Langue gauloise, Errance, 2003.

    ****** Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.


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